Le plaisir innocent

Deux jeunes auto-stoppeurs, si beaux qu'on ne peut leur refuser le passage. Le garçon s'assied à côté de moi et me demande gentiment en désignant son amie : " Est-ce que je peux la prendre sur mes genoux ? "

......Elle est presque nue. Ses jambes, ses seins que ne cache pas le " débardeur " ont un hâle de pain brûlé, qui donne envie de les toucher.

......C'est ce que fait le garçon. Il ne caresse pas ce corps doré par routine mais avec fringale. Et il n'arrive pas à s'en rassasier.

...... Ils ne disent mot, leurs lèvres trop occupées à se picorer, leurs langues à se lécher. Les mains de l'un glissent à travers les cheveux de l'autre, sur sa poitrine, ses cuisses. Celles du garçon soulèvent la jupe ouverte, passent sous l'élastique du slip.

......Yeux clos, ils ne s'offrent et s'ouvrent que l'un à l'autre. Ils ne pensent pas que ce qu'ils font doivent être caché, c'est tout.

......Ils ont raison. Leurs caresses sont bonnes en soi. Et belles, à leur image. La beauté est toujours une réussite. Je devrais me borner à les remercier de me faire profiter de celle-ci. Et en être heureux. D'ailleurs, je le suis.

......Ces deux s'aiment-ils ? Depuis quand ? Pour combien de temps encore ? Soucis incongrus ! La seule pensée qui soit à la mesure de leur propre vision du réel est celle de Goethe : " Arrête-toi, instant, tu es si beau ! "

......Leur ravissement est communicatif. N'importe qui peut suivre leur exemple. Le plaisir est la plus sûre chance que nous ayons de donner une réalité au présent.

......Les caresses de mes passagers deviennent ainsi un présent pour moi, dans tous les sens de ce mot, car c'est un cadeau qu'ils me font. En ce moment, je suis simplement l'un d'eux et ce bonheur me suffit.

Emmanuelle Arsan (Emmanuelle, n°2, novembre 1974, p. 3)