Un journal daté d'hier n'a plus d'importance

......Toute tentative prématurée d'influencer les mœurs, ou de les révolutionner, est vouée à l'échec.

......Mais qui sait deviner, sentir et surtout préfigurer la disposition du pouvoir et celle du public à se laisser tirer de leurs habitudes et de leurs aises ?

......Beaucoup mieux que les sondeurs d'opinion, ce sont les artistes. Ils ne vont pas interroger le public pour savoir ce qu'il aime ou est capable de comprendre. Ils vont sonder l'espace à venir, situé ni trop loin ni trop près en avant de ce public, pour savoir quels goûts et quelle intelligence celui-ci aura demain. Ils servent d'intermédiaires et de messagers : allant vers le public pour lui annoncer l'avenir, allant vers l'avenir pour lui présenter son public.

......Que ce serait-il passé, s'il n'y avait toujours eu que des créateurs respectueux du " sens commun de la pudeur " ou de tout autre conformisme ?

......La liberté, la valeur de la vie sont des biens qui ne sont jamais acquis une fois pour toutes. Perpétuellement, ce sont pour tous des terres nouvelles à découvrir. Ce n'est pas l'attrait de paradis voisins qui nous arrache à nos chambres d'enfant, mais l'irrésistible appel d'horizons lointains.

......Le rôle de cette revue n'est pas de se livrer en terre pacifiée à une promenade para-militaire de lieux communs. Sa tactique ne consiste pas à mesurer sa force offensive à la capacité de résistance des plus timorés. Elle devance systématiquement ce qui est actuellement tolérable et enfreint délibérément ce qui est actuellement permis. L'amour, le plaisir, le bonheur sont toujours subversifs puisqu'ils nient l'égoïsme, le travail forcé et le désespoir, ces belles conquêtes de notre civilisation.

...... Si Emmanuelle s'arrêtait un beau jour, sur des positions déjà libérées, si elle renonçait à dénoncer de futures erreurs, des dogmes en formation, de prévisibles injustices, elle cesserait aussitôt de mériter votre confiance. Un journal daté d'hier n'a plus d'importance.

Emmanuelle Arsan (Emmanuelle, n°8, mai 1975, p. 3).