Le réel de l'Utopie par Tanguy L'Aminot
Il faut que l'imagination prenne trop pour que la pensée ait assez. Il faut que la volonté imagine trop pour réaliser assez.
Gaston Bachelard
Emmanuelle et L'Anti-Vierge - je rappelle que ces deux titres composaient à l'origine un même manuscrit scindé en deux pour des raisons éditoriales - content l'initiation d'une jeune femme à un nouveau mode de pensée et de vie (1) On pourrait sans doute leur trouver une place dans une histoire du roman de formation que la critique universitaire examine surtout à partir des modèles de la fin du XVIIIe siècle. On pourrait inscrire le livre dans une filiation libertine qui partirait de Mirabeau, Sade et divers autres romanciers pour aboutir à Pauline Réage ou Elisabeth McNeill, en passant par Sacher-Masoch et une multitude d'écrivains du Second Rayon tombés dans l'oubli.
Ce n'est toutefois pas tant l'initiation qui m'intéresse dans cette oeuvre d'Emmanuelle Arsan que l'utopie qui me paraît en être une composante essentielle - et là aussi, on peut déplorer le fait que le Dictionary of Literary Utopias édité en 2000 par Vita Fortunati et Raymond Trousson, n'ait pas porté intérêt aux utopies sexuelles et qu'il ait ignoré ces romans. Le voyage vers nulle part ne se fait pas sans préparations, rites ni étapes et l'aventure d'Emmanuelle en est une bonne illustration. Le thème de l'utopie a cependant été assez peu perçu par les lecteurs du roman ou par la critique qui se sont contenté de voir dans les écrits d'Emmanuelle Arsan de simples récits érotiques, comme il en existe tant. A ma connaissance, seul Francesco Alberoni a relevé cet aspect dans son essai sur L'Erotisme et il conclut son analyse d'Emmanuelle par ces lignes: " Dans l'ensemble, Emmanuelle Arsan nous propose une rêverie bisexuelle dans laquelle l'érotisme se mêle à toutes les formes d'amour et où la promiscuité n'empêche pas les sentiments profonds : elle nous propose une utopie. " (2) F. Alberoni note en effet que l'univers d'Emmanuelle est un monde sans obstacle, timidité ou hésitation. Personne n'a peur de l'autre et ne se défend de son contact (3). " Son univers accorde un espace à la fois aux amours profondes, durables, pour un mari et pour ceux qu'elle appelle ses maris, et aux amours superficielles, aux amants et aux amis, à ses enfants, aux enfants en général. Nul ne tend à l'exclusive sexuelle, et pas davantage à la domination. Le sentiment de culpabilité n'existe pas, pas plus que les ennemis. L'érotisme touche tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, adultes et enfants. Il n'y a ni dégoût, ni refus, ni lassitude ". Cet érotisme radieux, pour reprendre l'expression utilisée par André Pieyre de Mandiargues pour qualifier le roman à sa parution, semble constituer dans ce commentaire le scandale par excellence. Il y aurait certes beaucoup à dire sur ce dernier : contentons-nous de remarquer que l'utopie a surtout dans ce contexte le sens d'irréalité. S'il est indéniable que l'utopie a une part profonde dans l'aventure d'Emmanuelle, ce n'est toutefois pas dans cette direction qu'il faut la chercher.
Emmanuelle Arsan ne propose pas une rêverie plus ou moins vague autour de l'érotisme. Son œuvre tout entier traduit son désir d'agir sur le monde et de le transformer, à son niveau, en offrant à ses lecteurs l'exemple d'une autre approche, d'une autre compréhension des êtres et des rapports qui peuvent s'établir entre eux ici et maintenant. L'illusion n'est pas ici dans le camp de la littérature et la réalité dans celle de la vie quotidienne, prosaïque et médiocre. Emmanuelle engage son lecteur à dépasser ce schéma ordinaire et simpliste pour aller, comme l'héroïne qu'elle met en scène, au plus loin de son désir et de sa volonté.
Notes
(1) A la fin du chapitre deux, dans une scène importante pour la bonne compréhension du roman, Emmanuelle a une conversation avec son mari sur ce thème . Elle lui confie son inquiétude :
« J’ai l’impression qu’il doit y avoir, en amour, quelque chose de plus important, de plus intelligent, que de simplement bien savoir faire.Je citerai de préférence cette « première édition intégrale » du roman, mais me servirai également des deux autres éditions de 1959 et 1968. Pour l’histoire de ces diverses éditions je renvoie à mon article « L’étoile blanche dans les ténèbres : Emmanuelle » qui va paraître dans Censure et autocensure de l’Antiquité à nos jours, édité par Jacques Domenech, aux Editions Complexe.
− Tu veux dire le dévouement, la sympathie, la tendresse ?
− Non, non ! Ce quelque chose d’important, je suis tout à fait sûre que ça a trait à l’amour physique. Mais ça ne veut pas dire que ce soit une affaire de connaissances supplémentaires, ni de plus d’habileté, ni de plus d’ardeur : c’est peut-être plutôt un état d’esprit, une mentalité.
Elle reprend son souffle : − Je ne sais pas, au fond, si c’est une question de limite. Si c’était au contraire, une question d’angle, de manière de voir ?
− Une façon différente d’envisager l’amour ?
− Pas seulement l’amour. Tout ! »(Emmanuelle Arsan, Emmanuelle, Paris, Robert Laffont/Jean-Jacques Pauvert, 1988, p. 58).
(2)Francesco Alberoni, L’Erotisme, Paris, Pocket, 1997, p. 110.
(3) F. Alberoni paraît méconnaître ce point de vue d’Emmanuelle Arsan qui déclarait dans une interview réalisée en Italie, en 1968 :
« Si les hommes consacraient à faire l’amour ne serait-ce que le quart du temps qu’ils passent à cacher l’envie qu’ils ont de faire l’amour (en prétendus « dragages », en interminables préliminaires hypocrites, en attentes intimidées, en palabres ennuyeux), le problème serait déjà à peu près résolu.
J’aime bien un « badge » que vend une boutique de votre pays, et qui proclame : « Odio ! preliminari ! » (Je hais les préliminaires). La vie serait changée, si davantage de filles avaient le courage de l’arborer sur leur poitrine et davantage de garçons le bon sens de le prendre au sérieux » (Entretien avec Emmanuelle Arsan dans Arcanes. Catalogue général Eric Losfeld hiver 1968-1969, p. 3).