Alexandra DESTAIS

Docteure en littérature française. Université de Caen (THL).




Emmanuelle. Une nouvelle énigme

En 1959, le premier volume d’Emmanuelle paraît clandestinement  sans nom d’auteur, ni d’éditeur, sans achevé d’imprimer, sans dépôt légal  suscitant contre toute attente un certain nombre d’articles critiques. Il y eut en effet selon Éric Losfeld,  énormément d’articles, tous favorables  alors même que le livre est publié sous le manteau ce qui semble signaler, autant qu’une lassitude à l’égard de l’érotisme noir, une certaine aisance réceptive face à un livre somme toute inoffensif, son  utopie  ne pouvant toucher qu’un volume restreint de lecteurs. em1emman59
Les deux volumes qui forment le roman Emmanuelle, publiés à un an d’intervalle, forment une configuration érographique inédite qui contraste non seulement avec les voies érographiques traditionnelles mais aussi avec la revalorisation sacrale du couple hétérosexuel. Le livre  stupéfie  l’éditeur et ravit Mandiargues qui lui consacre un long article dans La Nouvelle NRF.em2antivierge60 Mais de même qu’Histoire d’O, la question de l’identité réelle de la figure auctoriale pose problème. La mise en scène romanesque de la rencontre de Losfeld avec l’auteure confirme ce que Mandiargues n’émet que sous réserve, à savoir qu’il s’agit d’une  jeune femme asiatique  mariée à un diplomate français et qui aurait envoyé par la poste depuis Bangkok un manuscrit. Selon Losfeld, rien  ne pouvait présumer du sexe de l’auteur . D’abord publié anonymement en 1959 avant même la rencontre effective de l’éditeur avec l’auteure, l’édition officielle de 1967 affiche un nom fictif : Emmanuelle Arsan. Comme dans le cas de Pauline Réage, le choix d’un pseudonyme relève d’une fonction défensive. Il s’agit  de contrer la censure  et d’éviter des conséquences fâcheuses pour l’entourage. L’anonymat puis le pseudonyme visent ainsi à préserver la  carrière professionnelle de l’époux  alors que chez Réage, il s’agit non seulement de prévenir un scandale familial mais surtout de départager la part d’ombre de la vie privée de la notoriété discrète de la vie publique. Inconnue, la jeune auteure d’Emmanuelle ne semble pas guidée par le souci de préserver sa réputation personnelle. Quelques années plus tard, elle avoue également son hostilité à l’égard d’un dévoilement médiatique qui pourrait compromettre la portée de son œuvre :

" Ceux qui disent que je n’existe pas me comblent d’aise. Car ils reconnaissent ainsi que ce qui a une importance c’est ce qui est écrit, non celle qui l’a écrit. C’est ce que je voulais. C’est ce que je continue de vouloir. Que le succès d’Emmanuelle soit celui d’idées, non celui de quelqu’un que mettrait à la mode un engouement équivoque. Ce n’est pas à l’auteur, créature de la nature que doit aller l’intérêt, mais à Emmanuelle, créature de l’homme. C’est elle qu’il faut se soucier de connaître, et si l’on veut, se permettre d’aimer." 

Pourtant, l’écrivaine ne cultive pas comme Pauline Réage le goût de la clandestinité et du secret. Elle n’est pas une personnalité discrète qui se drape derrière le harnais strict de tous les jours et s’efface derrière les figures emblématiques de l’intelligentsia parisienne. Si l’une ose avouer que la  lettre d’amour fou  d’Histoire d’O permettait de compenser son prétendu manque de séduction physique, l’autre profite de sa beauté ravissante comme modèle et comédienne tantôt sous le nom fictif de Emmanuelle Arsan, tantôt sous le nom réel de Marayat Rollet-Andrianne. Cette division identitaire a pour but, semble-t-il, de séparer le domaine de la création littéraire d’activités annexes de moindre importance comme si la révélation de l’identité véritable d’Emmanuelle Arsan pouvait entraîner un déplacement de l’intérêt médiatique de l’oeuvre vers la personne de l’auteure, comme ce fut par exemple le cas avec la jeune Sagan.
Cependant, la fonction défensive n’est pas la seule fonction visée. Le choix du pseudonyme exerce également une fonction ludique qui instaure un jeu de pistes permettant de remonter à une source auctoriale. Une origine autobiographique peut ainsi être fortement soupçonnée à partir des indices disséminés dans les deux versions clandestine et officielle de L’Anti-vierge. Inscrit d’abord explicitement dans le texte clandestin de L’Anti-vierge à la fin du chapitre 3,

- La petite Arsan, vous savez, qui vient d’arriver de France ? 

le nom d’Arsan disparaît ensuite dans le texte mais apparaît sur la page de titre. Si ce premier indice crée le soupçon autobiographique à partir de l’identité nominale entre le nom de famille de l’héroïne et celui du nom fictif, un second indice permet de remonter le fil biographique jusqu’à  Marayat  dans laquelle il est possible de  reconnaître  selon le texte officiel de L’Antivierge : Emmanuelle. Ce dévoilement identitaire, qui progresse tout d’abord du personnage à l’auteure pseudonyme puis de celle-ci à Marayat, est aussi complété par les révélations de l’éditeur Losfeld dans Positif où il joint à la photo de la jeune femme un texte ambigu. Celui-ci relie la personne physique,  belle  et aimant se mettre  à nu , de l’auteure à des éléments biographiques concernant Emmanuelle Arsan puis à des indices filmiques qui, élucidés, révèlent le nom de Marayat. De même, en 1975, sans être pour autant identifiée sous son nom véritable, la personne physique d’Emmanuelle Arsan est révélée à travers des photos de Pierre Molinier dans un numéro de Stars System et présentée en ces termes par Jean-Pierre Bouyxou :

  Emmanuelle Arsan : auteur petit-bourgeois de romans érotico-exotiques (…) Quelque chose en elle fascine Molinier comme tous les surréalistes : une (timide) tentative de féminisation consciente de l’érotisme, et surtout, une indéniable beauté physique  .

Il y a désormais consensus autour non seulement de l’identité féminine de l’auteure mais aussi de son identité véritable, comme en témoignent tout récemment les propos de Just Jaeckin, le réalisateur d’Emmanuelle :
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 La réaction de Marayat Rollet, le vrai nom d’Emmanuelle Arsan, a suivi celle des critiques. À la sortie du film, elle a elle aussi crié à la trahison. Deux ans plus tard, à l’occasion de la sortie d’Histoire d’O (qu’elle a aimé), elle m’a expliqué la difficulté pour un auteur de voir un metteur en scène s’approprier son livre pour le façonner à son idée  .

À ce consensus, dérogent néanmoins quelques récalcitrants tels que Alexandrian pour lequel l’auteur serait son mari diplomate Louis Rollet-Andriane. Si cette dernière hypothèse n’est pas vérifiable, elle n’en est pas néanmoins impossible, ce qui expliquerait le souci que  Emmanuelle Arsan a de demeurer cachée alors même que le mari mettrait en avant le physique avantageux de son épouse. Celle-ci servirait ainsi de modèle pour son héroïne, d’appât médiatique et d’écran protecteur (statut officiel de diplomate). La rumeur séduisante qu’il s’agit d’une romancière d’origine thaïlandaise dont le corps et le visage sont peu à peu révélés dans toute leur splendeur s’avère en effet propice à la création d’un horizon d’attente fantasmatique. Sans l’hypothèse également très vraisemblable d’une volonté de dissocier le statut d’écrivain où l’œuvre se suffit à elle-même de la vie de Marayat, on comprend en effet mal pourquoi la figure auctoriale s’évertue à refuser toute publicité, -  je ne fais pas parade de mon horreur de la publicité comme d’une vertu  - alors qu’elle se prête par ailleurs avec aisance à l’œil du photographe, du réalisateur ! Comment expliquer aussi la contradiction entre le fait de demeurer caché, de ne pas assumer publiquement son œuvre et dans le même temps d’affirmer que physiquement mais aussi moralement  ce n’est pas être nu que se cacher pour être nu ?
Ceci expliquerait aussi une certaine complaisance suspecte à l’égard du personnage du mari dans une oeuvre où il apparaît irréprochable, non exclusif, amoureux et compréhensif, qualités récompensées par son statut de bénéficiaire privilégié des nouvelles ressources amoureuses d’Emmanuelle. De plus, ceci expliquerait ce portrait rêvé, non d’une  jouisseuse délurée  comme la décrit péjorativement Alexandrian, mais d’une femme qui apprend à aimer tous ceux et celles qui la désirent et à qui est attribuée, en raison de sa beauté et de ses prédispositions naturelles, une mission érotique. De même, lorsque Tanguy L’Aminot évoque la critique du roman de Théo Lésoualc’h, Marayat, qu’entreprend Emmanuelle Arsan, il évoque une  singulière entrée en matière, où la spectatrice et l’actrice se dédoublent  ce qui suggère en filigrane que Emmanuelle Arsan et Marayat sont la même personne. Mais ne peut-on pas aussi envisager au lieu de ce dédoublement de personnalité la présence d’un témoin qui serait en l’occurrence le mari, hypothèse non choquante lorsqu’on sait avec quelle puissance de conviction l’auteure défend le triolisme :

 Le sujet est Théo Lesoualc’h. Le miroir est Marayat. L’un et l’autre existent : j’ai assisté à leur copulation. Je pourrais donc en parler. Je ne le ferai pas. Il est utile de connaître un songe : mais la réalité qu’un autre a faite de ce songe, non  .emmanuelletholesoualchl

L’énigme semble de toute façon difficile à élucider et, comme le souligne Tanguy L’Aminot, la figure de l’auteur(e) demeure toujours inconnue, tapie dans l’ombre, ne répondant que par lettres à ses questions. Reste néanmoins qu’il semble plus difficile de douter qu’il s’agit d’une femme et, en l’occurrence de Marayat, que d’admettre que c’est le mari qui se trouve à l’origine d’une recherche sans cesse réaffirmée par un  je  féminin, prenant le plus souvent le parti des femmes, s’opposant au Pape sur la question de la pilule, etc.

S’il est encore permis de douter, en l’absence d’une révélation définitive de l’auteur(e), de son authenticité, demeure cependant un personnage, cet  enfant du courage  que Emmanuelle Arsan aurait aimé avoir pour fille. Il importe donc de rappeler les grandes lignes du roman afin de mesurer la nouveauté érotique d’Emmanuelle au sein de la production érographique ainsi que son écart avec Histoire d’O dont l’héritage est partiellement revendiqué. Une nouvelle problématique érographique

Emmanuelle est le récit de l’initiation érotico-amoureuse d’une jeune femme de 19 ans qui quitte Paris pour rejoindre son mari diplomate à Bangkok. Lors de son voyage vers la Thaïlande dans un avion étrange et futuriste La Licorne blanche, Emmanuelle se laisse peu à peu troubler par une langueur érotique que viennent nourrir des fantasmes  obsédants  ce qui la conduit à s’abandonner successivement à deux inconnus dont elle apprécie très voluptueusement l’étreinte. À l’issue de ce premier chapitre qui assure le transfert spatial d’Emmanuelle vers un univers exotique où sont instaurées les conditions d’un nouvel érotisme délivré des contraintes de la vie ordinaire, Emmanuelle est peu à peu initiée à un nouveau mode de vie au sein d’une société  excessive  de jeunes françaises riches, séduisantes et lascives dont la seule raison de vivre est de  séduire ou être séduites . Après avoir dévoilé sa vie intime à une adolescente qui lui pose un véritable interrogatoire sexuel et lui fait honte de l’insuffisance de son bagage érotique, Emmanuelle entreprend d’autres expériences, du  plaisir cérébral et physique à offrir à une autre le spectacle de la luxure  aux amours homosexuelles. La rencontre avec Mario est déterminante dans le roman puisqu’elle annonce le passage d’une vie érotique spontanée à une science érotique, d’une adhésion sensualiste au vivant au travail secondaire d’une ars erotica conçu comme le  contraire de la nature . D’abord moqueuse et incrédule, l’héroïne voit ses idées préconçues sur l’érotisme contrecarrées par la philosophie de Mario, dont la démonstration procède dans un premier temps par permutations définitionnelles :

 Ce n’est pas un culte, mais une victoire de la raison sur le mythe. Ce n’est pas un mouvement des sens, c’est un exercice de l’esprit. Ce n’est pas l’excès du plaisir, mais le plaisir de l’excès. Ce n’est pas une licence, mais une règle. Et c’est une morale  .

La définition sensualiste de l’érotisme, l’hostilité à l’égard d’une morale assimilée à l’interdit sexuel, la réduction de l’érotisme au  vice  forment les affirmations préalables d’Emmanuelle qui sont peu à peu désamorcées par Mario.
Dans son discours sentencieux de  prédicateur en chaire  et d’ éducateur de bonne volonté , Mario ne fait pas de l’érotisme  le problème des problèmes  mais la voie d’accès au bonheur humain. C’est à partir d’une expérience érotique éclairée et réfléchie qu’il est possible d’appréhender selon lui la totalité de la vie humaine  l’art, la morale, la science : le beau, le bien, le vrai – c’est-à-dire tout . Sa conception totalisante de l’érotisme est notamment illustrée par un large éventail définitionnel, lui-même développé en une multitude de définitions secondaires. Défini aux plans ontologique,  une conception du destin de l’homme , politique,  instrument de salubrité mentale et sociale , esthétique,  la passion de la beauté , moral,  il est bel et bon de faire l’amour et de le faire librement , utopique,  l’homme érotique (…) sera plus que l’homme et il sera cependant encore l’homme. Simplement plus adulte, plus avancé sur l’échelle de l’évolution , l’érotisme est aussi précisé dans  ses formules d’exception , ses conditions (jeunesse, liberté de l’esprit, etc.), ses défaillances, ses ennemis ( l’esprit du mal  : la honte, la peur, la cruauté, etc.). Cette morale érotique est érigée en système qui se subdivise en de  petites lois  élémentaires. Emmanuelle est conviée à les mettre en pratique au nom de la grande loi d’Éros :

Tout temps passé à autre chose qu’à l’art de jouir, entre des bras toujours plus nombreux, est un temps perdu .

Les lois secondaires énumérées par Mario sont au nombre de trois : l’insolite, l’asymétrie et le nombre. Ces lois remettent en cause le schéma amoureux conventionnel fondé sur la dyade homme/femme, sur des situations réitérées, sur le repli exclusif du couple. Elles prennent en effet le contre-pied de l’opinion courante.  Le non-banal, l’exceptionnel, l’inusité , l’imparité réelle ou fantasmée de la situation érotique ainsi que l’illimitation charnelle que permet la multiplication des partenaires ou la fragmentation corporelle (ne donner qu’une partie de son corps) sont promus. Ce long passage didactique est également entrecoupé par des questions personnelles qui cherchent à mesurer le degré d’expérience d’Emmanuelle.
Dans le dernier chapitre, les trois lois élémentaires sont mises en pratique. Dans un décor lunaire où le fantastique s’accentue à mesure que la capacité fantasmatique de l’héroïne transfigure les éléments humains et non humains du paysage en sollicitations érotiques, Emmanuelle est confrontée à des situations inédites, ne se donne qu’ en détail  à des siamois et connaît l’asymétrie. Au sein de ce nouvel univers parallèle, celle-ci découvre successivement la cérémonie de l’opium, un endroit de culte phallique où les olisbos accrochés dans des arbres sont vénérés par des fidèles puis le triolisme avec Mario et un inconnu. Ce dénouement ne forme que la première étape de l’apprentissage érotique d’Emmanuelle selon les préceptes de Mario. Le volume suivant rétablit la continuité narrative avec le dernier chapitre de La Leçon d’homme. Le cours d’érotisme verbal se poursuit et prend cette fois la forme impérative d’un devoir humaniste dont Mario charge Emmanuelle :

 L’amour, c’est à vous, aujourd’hui, d’en apporter la bonne nouvelle (…) Le monde sera ce que le fera le génie d’invention et la témérité de votre corps. Pour l’instant, c’est à vous de renverser les faux dieux, leurs temples désolés et leurs rites sans foi. Emmanuelle, délivrez-nous de notre mal !.

À l’issue de ce premier chapitre à dimension là encore didactique, le seuil de tolérance érotique se voit sans cesse repoussé, toute rechute de la pudeur d’Emmanuelle étant exclue par Mario. Emmanuelle multiplie donc les expériences, de l’exhibitionnisme masturbatoire au  festival de la volupté  (périphrase laudative qui désigne en réalité une orgie) en passant par la prostitution volontaire au sein d’une institution futuriste,  une maison de verre , strictement réglementée. Cependant, l’essentiel réside moins en un renouvellement de situations toujours plus insolites qu’en la conversion érotique progressive d’une jeune femme croyante, vierge et récalcitrante dont Emmanuelle tombe amoureuse. Aux antipodes de l’  anti-vierge , le personnage d’Anna Maria Serguine illustre non seulement tout ce que la théorie de Mario a appris à Emmanuelle à refuser mais aussi la séduction d’une pureté qu’il ne s’agit pas tant de flétrir comme dans Justine que de convaincre par une autre séduction : celle d’une raison érotique habile à troquer les promesses illusoires d’un paradis éternel contre une vie terrestre dédiée à l’art d’aimer. Plus puissante que la plus fervente des lois, l’ardeur érotique d’Emmanuelle gagne Anna-Maria ce qui aboutit à la fin du roman au triomphe du  trio heureux  sur l’exclusivité du couple que forment initialement Emmanuelle et son mari Jean.
Le roman d’Emmanuelle Arsan crée une rupture dans le champ érographique. Si Histoire d’O marque en quelque sorte l’aboutissement de l’érotisme noir de même que sa féminisation (réconciliation entre une fantasmatique masculine et le thème de l’amour-passion), Emmanuelle inaugure une dynamique érotique optimiste, décomplexée, démy(s)tifiante. Aux  passions d’illusion  que Mario définit comme  la volonté de puissance ou de servitude, la volupté de faire souffrir et de faire mourir ; la fascination, le désir et l’amour de la souffrance et de la mort et l’appétit d’éternité  et auxquelles le livre de Réage se rattache, sont opposées ces  passions de lucidité  qui mobilisent toutes les ressources de l’intelligence humaine, de la volonté au courage, de l’imagination à la raison. Le livre de Arsan s’inscrit dans cette vaste campagne de démythification qu’entreprennent à l’époque les analystes de l’amour passionnel, les théoriciens de l’érotisme, les esprits scientifiques et les héritières de Beauvoir,  démythification radicale  que déplore Paul VI dans une  exhortation apostolique  en décembre 1970. Mais le livre ne se contente pas seulement de désacraliser un domaine qu’à la même époque Suzanne Lilar s’évertue au contraire à réhabiliter dans sa valeur sacrale. À la fragilisation des vieux mythes, ne succède pas comme chez Sagan et dans le roman revendicatif féminin des années 50 une lucidité désenchantée et le sentiment de vide qu’occasionne une liberté sans emploi. Toute la théorie développée dans Emmanuelle puis dans les livres ultérieurs fixe un but à cette liberté :

 Emmanuelle est un effort pour faire échec à ce néant, une tentative pour faire de la vie une chose si bien remplie qu’on puisse la quitter avec un regret moins poignant. 

L’accès au bonheur humain dans une société en avance sur son temps, où l’érotisme est non seulement un instrument révolutionnaire au service d’une double libération mentale et physique mais aussi un art de vivre, forme ce but. La publication clandestine du livre semble donc amorcer un processus de libération sexuelle alors que sa publication officielle semble accompagner une explosion libertaire. Cependant, le bonheur érotique tel que le théorise Emmanuelle Arsan ne ressemble ni à l’impératif orgasmique de Reich ni au bonheur marcusien. Ni communiste, ni anarchiste, il demeure un bonheur élitiste qui exclut la multitude lâche, conformiste et censurante :  les aventuriers de la vérité sont peu nombreux, (…) seuls, (…) en danger . Les conditions matérielles préalables qu’une morale érotique heureuse requiert telles que l’oisiveté, l’argent, la beauté, la jeunesse correspondent à ce que visent précisément les membres de la société capitaliste moderne des années 60. Ce qui forme la condition du bonheur chez Arsan est un but en soi dans les masses.  La passion d’acquérir et le plaisir de conserver  ne sont que des  obsessions , le véritable bonheur étant selon Arsan un état d’esprit et une conquête individuelle qui ne suit ni les modes ni les vieux schémas mais puise du nouveau au fond de l’inconnu.
Le livre de Emmanuelle Arsan n’est donc pas un simple récit érographique destiné au plaisir libidinal du lecteur mais il est, comme d’ailleurs chez Suzanne Lilar, la mise en scène partiellement autobiographique d’une théorie en pleine gestation, appelée à se développer dans toute son ampleur dans des textes ultérieurs. L’érotisme est le cheval de bataille d’Emmanuelle Arsan comme l’illustrent par exemple les essais parus dans des périodiques italiens et français entre 1969 et 1974 et rassemblés dans l’Hypothèse d’Éros. Ces essais inscrivent la pensée érotique de Arsan dans son temps. Tandis que la nouveauté radicale des thèses d’Emmanuelle, le thème de la  mutation , le choix d’un Bangkok exotique, imaginaire et futuriste comme ancrage spatio-historique font songer à une fable utopiste un peu naïve, les essais montrent que l’érotisme est pris très au sérieux par une auteure qui refuse de  prononcer le mot d’utopie, parce qu’utopie est le nom que les ennemis du bonheur donnent à toute nouveauté, à toute espérance . Convaincue des possibilités réelles d’évolution humaine que peut engendrer l’érotisme, Emmanuelle Arsan s’intéresse à diverses questions contemporaines que se disputent à l’époque une minorité progressiste et les tenants d’un conformisme moral : la pilule, le modèle matrimonial, le divorce, le naturisme, la liberté amoureuse entre jeunes gens, etc.
Cette concrétisation de la théorie de Arsan à la fin des années 60 s’explique par une nouvelle ère qui rend possible un nouvel état des moeurs comme le montrent par exemple ces  révolutionnaires sans le savoir ,  ces garçons et ces filles  qui, bien que moins audacieux que Fourier au plan des idées,  ont été plus loin en action . Néanmoins,  entre cet idéal  que défend Emmanuelle et  la réalité d’à présent ,  il existe de formidables obstacles  que Arsan ne se propose pas de franchir en agissant sur les lois, comme c’est le cas par exemple des mouvements féministes, mais en aidant les individus à  ouvrir les yeux . Son érotisme apparaît comme une école de la lucidité qui ne ressemble à aucune autre. Habile à débusquer sous l’absolutisme des revendications libertaires des réflexes de peur, de fuite, de résignation, Arsan incarne un certain militantisme érotique qui ne se place ni sur le terrain utopique de Fourier, dont Le nouveau monde amoureux est davantage un modèle pour  anges  que pour  mortels , ni sur celui de Marcuse. Par ses thèses radicales, il se démarque également du militantisme sexuel des féministes même si  la revendication d’égalité et de libération des sexes  est formulée selon Arsan  à bon droit , celle-ci n’hésitant d’ailleurs pas à adresser en 1968 une lettre ouverte au pape Paul VI sur la pilule.
En effet, tandis que l’idéal de la femme libre se concrétise dès les années 50 sous les traits de la femme non liée, tiraillée par des aspirations contradictoires, ou bien encore sous les traits de la jeune fille lucide mais désabusée, Emmanuelle est une héroïne certes liée maritalement à Jean et liée initiatiquement à Mario mais véritablement libre et heureuse dans ses pratiques sexuelles diverses, dans son appréhension du plaisir et dans sa vision du monde. Il semblerait que contrairement à la prédiction d’Apollinaire qui annonçait Juliette comme  la femme nouvelle (…) un être dont on n’a pas encore idée, qui se dégage de l’humanité, qui aura des ailes et qui renouvellera l’univers , ce soit l’ enfant du courage  qu’est Emmanuelle qui représente la véritable mutation érotique féminine. Sa conception de l’érotisme brise la plupart des grands tabous historiques pesant sur la sexualité : l’homosexualité masculine et féminine, la masturbation, l’exhibitionnisme sexuel, l’amour collectif, la prostitution, la nudité, le trio comme mesure du couple, etc.  Optimiste, radieuse, rayonnante, à l’image d’un édifice affirmant la gloire de l’homme dégagé de la glèbe et des servitudes anciennes , sa conception de l’érotisme exclut tout ce qui menace une cohérence hédoniste.
Cependant, malgré cette pensée hédoniste, la version clandestine, encore influencée semble-t-il par la violence de l’érotisme noir des années cinquante et probablement par Histoire d’O, comporte un certain nombre de traits thématiques liés à l’érotisme noir. Selon Tanguy L’Aminot, un certain nombre de transformations intratextuelles ont été menées dans le passage de la version clandestine vers la version officielle. D’une part, a été entreprise une modification du vocabulaire (éviction des termes les plus osés au profit de termes plus neutres) ; d’autre part, ont été supprimés des passages dont la violence risquait de miner les fondements hédonistes de la mise en scène érotique. Ainsi, la version de 1957 campe une Ariane dominatrice qui  parle même de faire violer une de leurs amies, la fouette quand elle est fautive , et évoque à travers le fantasme du viol le désir implicite qu’a Emmanuelle d’être contrainte et brutalisée. Que ces passages disparaissent dans la version officielle s’explique non seulement par un souci de cohérence interne mais aussi par les modalités de diffusion du livre auprès d’un public élargi à qui ne sied pas l’érotisme noir.

À la suite de ces considérations, on mesure aisément tout ce qui sépare cette propédeutique du bonheur des  passions d’illusion  du livre de Réage, encore soumis au pouvoir magique du mythe de l’amour fou, à la thématique du don, à l’imagerie religieuse. Cependant, contrairement à Suzanne Lilar, Emmanuelle Arsan reconnaît sa dette à l’égard d’Histoire d’O, comme le montre sa réception de Retour à Roissy en 1969, que nous étudierons ultérieurement.

Alexandra DESTAIS

 

Le texte ci-dessus est extrait d’une thèse de doctorat de Langue et littérature françaises intitulée L'Emergence de la littérature érographique féminine en France : 1954-1975 et soutenue à l’Université de Caen en décembre 2006.