L’étoile blanche dans les ténèbres

Emmanuelle
Il était une fois une licorne, belle comme le rêve des hommes...

par Tanguy L'Aminot





La vie, on le sait, n’est pas un jardin de roses et certains y voient même une vallée de larmes. De tout temps, il a sans doute existé des individus qui ont refusé cette fatalité et cherché à leur portée, pour eux, leurs proches et éventuellement la société tout entière, un bonheur qui la contredisait. Je n’endosserai pas la tenue de l’archéologue pour les dénicher tous et me contenterai d ’évoquer ceux qui ont prôné une relation nouvelle et différente de celle généralement admise, entre les sexes. Des hérétiques duMoyen Age aux libertins du XVIIIesiècle, on trouverait sans mal des exemples. L’époque contemporaine a connu également de tels explorateurs. Je n’en rappellerai que trois: Otto Gross, qui anima vers 1910, à Münich,Vienne et Berlin, un mouvement de libération sexuelle et initia notamment Frieda von Richthofen, la future femme de David Herbert Lawrence, exerçant par son intermédiaire une influence certaine sur la pensée de l’auteur de Lady Chatterley1;Karl Kraus et Fritz Wittels qui élaborèrent à Vienne, vers la même époque, à partir des recherches de Freud, la théorie de la femme-enfant2;E. Armand enfin qui fut le principal représentant de l’individualisme anarchiste dans la France d’avant-guerre et qui développa dans plusieurs livres et revues l’idée d’une nouvelle camaraderie amoureuse et de la lutte contre la jalousie et la propriété sexuelle3.

Emmanuelle relève d’un tel courant et d’une telleambition. Son auteur, dans tous ses livres, s’en prend à la moraledominante et aux divers pouvoirs qui écrasent les individus etréduisent leur vie à la reproduction de stéréotypes médiocres.Il propose au contraire une théorie et surtout une pratique del’érotisme, en tant qu’œuvre d’art, création personnelle etquête spirituelle, destinées à bouleverser l’ordre figé surlequel reposent les institutions sociales et à renouer avec une vieplus riche et spontanée. Pour lui, le pouvoir réprime les désirs,parce que son idéologie secrète est celle de la guerre. Le mariage,la famille, l’hérédité, les classes d’âge sont autant desformes de ségrégation et de solitude que des écoles de guerre oùchacun ne s’affirme que par la consommation sans cesse insatisfaitede loisirs ou d’objets. La pornographie qui est conçue comme unproduit des plus rentables et qui commence à se répandre dans lesannées soixante-dix est une des faces de cette consommation.Emmanuelle Arsan la définit comme conservatrice et lui opposel’érotisme révolutionnaire4.Dans Toute Emmanuelle, paru en 1978, le lecteur trouve ceslignes:


“Ceque promet l’érotisme, c’est plus de sincérité, de générositéet de gaieté. C’est de travailler à organiser un monde oùs’effacera peu à peu l’inégalité entre celui qui aime et celuiqui est aimé. Un monde où l’amour et le sexe n’ajouteront pasdes barrières arbitraires, inutiles, évitables, aux limitesinexorables que nous trouvons dans la Nature. Une liberté dont onsaura quoi faire”5.

E.Arsan répond aussitôt à ceux qui voudraient faire de l’ironieque cette liberté ne consiste pas à faire uniquement l’amour et àimaginer de nouvelles positions. Plus que celles des corps au coursde l’étreinte, lui importe la place que les hommes et les femmesdoivent occuper “dans la société évolutive qu’ils tentent deformer entre eux”.

“Nousne serons jamais en mesure de conquérir la liberté et la dignitédans nos relations de travail si nous ne nous efforçons pas en mêmetemps de rendre libres et dignes nos relations amoureuses. Proclamonsdonc, si nous voulons sincèrement construire un monde qui ne soitpas une simple répétition de l’ancien, que l’amour est unbesoin prioritaire, au même titre que la justice sociale, laconnaissance et la liberté. Au mariage de domination etd’exploitation, substituons un rapport encore inconnu; ce ‘goûtde l’homme pour l’homme, sans lequel, disait Albert Camus, lemonde ne sera toujours qu’une immense solitude’”6.

Lasincérité de ce propos ne saurait être mise en doute. On nesaurait non plus le rendre banal en indiquant qu’il correspond auxdiscours de libération sexuelle des années soixante-dix, ainsi quele fait non sans fatuité Michel Houellebecq dans Les Particulesélémentaires, en 19987.On aura certes alors un discours qui identifiera une nouvellepratique sexuelle avec une révolution sociale et politique, toutcela n’aboutissant la plupart du temps qu’au marché fortlucratif de la pornographie et de la prostitution, deux activitésqui ne sont pas, à mon sens, la manière la plus efficace de libérerl’individu.

Laposition d’E. Arsan est totalement différente. Près de vingt ansavant que ne paraisse le texte que je viens de citer, elle exposaitle même point de vue. Elle a pris conscience que l’après-guerremarquait une rupture avec ce qui précédait: cette époque nepartageait plus la foi des époques précédentes et faisait, commele dit Mario dans Emmanuelle, “une grande hécatombe demythes”. Une loi nouvelle, une nouvelle morale sexuelle pouvaientêtre exposées; une autre manière de vivre la relation entre hommeset femmes être réalisée. Cette évolution ne va pourtant pas desoi et demande un effort de la part de celles et ceux qui ont prisconscience qu’une autre vie était possible dès à présent:

“Ce qui a un sens, c’est de faire en sorte que les moyens de développerl’intelligence et la liberté augmentent et se perfectionnent avecl’aide du temps. Si, dans dix ans, les obstacles et les entravesque les mythes et les magies apportent aujourd’hui encore, àl’épanouissement de la pensée sont réduits d’un dixième, tousles hommes auront dix chances de plus sur cent de penser plusintelligemment.[...] Il ne s’agit donc pas de vivre plusintelligemment ‘dans la société actuelle’. Il s’agit derendre la société plus intelligente, à mesure que les annéespassent, pour que chaque homme voit croître son pouvoir de bonheuret de liberté”8.

Dans laversion définitive d’Emmanuelle qu’E. Arsan procure en1988, figure ce passage qui n’existe pas dans les versionsprécédentes, mais qui montre que l’auteur, sans céder à unoptimisme délirant sur la nature humaine, reste persuadé que lecombat engagé doit se poursuivre:

Ily a, d’un côté, le monde de l’autorité; de l’autre, leshommes et les femmes de découverte. Dans le monde de l’autorité,on emploie son ancienneté et sa force à imposer des idées reçueset à maintenir inchangé un ordre moral préétabli. Préétabli onne sait par qui: ce qui permet au pédantisme dominant de prétendrequ’il s’agit d’un ordre éternel. Les pontifes ont repris àleur compte le rôle des dieux”9.

et ilsont le soutien de “la masse de ceux qui adorent obéir, quiraffolent de marcher en rangs, qui ne demandent et redemandent qu’àse conformer, imiter, conserver”.

C’est cet engagement de l’auteur qui donne son sens à son œuvre. Il existe chez lui une volonté militante indéniable dont les discours un peu pédants de Mario donnent une idée dans Emmanuelle, mais que l’on retrouve dans les articles de L’Hypothèse d’Eros et d’autres livres. E. Arsan est indéniablement une moraliste. Dans Toute Emmanuelle, elle précise sa position et la nuance:


Pas plus maintenant qu’avant, je ne me crois capable de convertir autrui. Ni plus désireuse, d’ailleurs, de le faire. Je ne me suis jamais senti la moindre vocation missionnaire et je ne me conçois pas mieux en militante. Seulement ceux qui pensent déjà comme moi, ceux qui partagent depuis toujours mes certitudes et ma manière de vivre m’assurent que je leur fais plaisir, en disant à haute voix ce qu’ils aiment entendre dire; en écrivant ce qu’ils aiment lire; en leur tenant compagnie; en leur faisant savoir qu’ils ne sont pas seuls au monde, qu’ils ne sont pas isolés de tout, maudits par tous. Ecrire donc, n’est peut-être rien d’autre qu’un acte d’amitié”


E. Arsan n’est donc pas un auteur érotique anodin, qui aurait trouvé dans le récit d’aventures libertines un moyen d’avoir argent et succès. Elle a souci de son texte dans la mesure où, née de la pratique, il exprime sa pensée et est destiné à ces amis. Son message s’exprimait d’ailleurs aussi dans une correspondance engagée avec diverses personnes, en France ou dans le monde: des amis partageant son point de vue et soucieux de changer leur vie, à défaut de transformer le monde. J’ai eu la chance de lire une des lettres adressées à ces “amis” un peu avant que ne paraisse la version “officielle” d’Emmanuelle, en 1968. Parlant du monde à venir, vers lequel Emmanuelle n’est qu’une étape, E. Arsan y écrivait:


Mon rôle n’est pas de dire ce qu’en sera la science, la société ni même l’art. Il est de dire ce qu’en sera cette forme de la sagesse, de l’intelligence et de l’organisation du bonheur que j’appelle la morale. Ce n’est pas parce que nous avons le malheur d’être nés à la charnière de deux âges de l’homme, en porte à faux entre une morale monstrueuse et une morale informulée, qu’il nous faudrait commettre l’erreur de croire qu’un monde sans morale sera un monde plus heureux [...]. Il nous faut d’urgence trouver où nous-mêmes devons aller. Et c’est précisément pour le trouver que nous avons besoin les uns des autres, besoin de nous entr’aider, de nous entr’inspirer”.


Nous ne sommes sans doute pas très loin ici de la société d’amis décrite par Rousseau dans Emile ou de l’association d’égoïstes chère à Stirner. Le but est le même: il s’agit d’échapper dès à présent, au niveau individuel et quotidien, à la stupidité et aux ténèbres qui recouvrent le monde. Le moyen est sans doute un peu différent: ni Stirner ni Rousseau n’ont donné une telle place à l’érotisme. Pour les hommes et les femmes qui vécurent cette aventure, Emmanuelle fut bien l’étoile blanche qui troua les constellations10.

Il ne manquera pas de lecteurs ni de révolutionnaires en chambre pour souligner la naïveté et les limites de la révolution proposée par E. Arsan. Jean-Pierre Bouyxou, par exemple, l’affuble de la définition infamante selon lui de “romancière petite-bourgeoise”, quand il révèle aux lecteurs de la revue de cinéma érotique Stars System qui se cache derrière ce pseudonyme11. Il est indéniable que les personnages d’Emmanuelle évoluent dans le milieu huppé des ambassades et des entreprises occidentales12. De temps à autre, apparaissent un boy ou une servante, ou encore la vision fugitive d’un homme ou d’une femme ahanant, courbés sur une rame13. E. Arsan prit sans doute conscience de cette attitude par trop exclusive et choquante. Elle modifie notamment la scène où Emmanuelle rencontre le lépreux dans la version de 1988: dans celle de 1968, l’héroïne était seulement “bouleversée” et “horrifiée” par cette vision, alors qu’en 1988, “sa conscience lui fait honte de son trouble” et la conduit à s’interroger sur l’attitude différente des Siamois et des Occidentaux face aux exclus14. En 1957 pourtant, au moment où le roman est écrit, un coup d’Etat installe pour plus de quinze ans en Thaïlande un régime de dictature militaire, mais rien ne transparaît de ces troubles dans le récit15. E. Arsan ne cache pas que la théorie amoureuse qu’elle développe ne sera pas accessible à tous, mais elle affirme que la minorité concernée transformera le monde16. Elle ne prêche pas non plus le désordre — qu’il soit celui des sens ou de la société — mais la fondation d’une morale et d’une loi différentes fondées sur d’autres valeurs que celles qui conduisent à la frustration, au refoulement et à la soumission: “Il ne s’agit pas de retourner à la jungle, mais de reconnaître que certains des pouvoirs de l’homme, que la société actuelle refoule et condamne à l’atrophie, sont justes et qu’ils donnent à notre espèce les moyens du bonheur”17.

Le film de Just Jaeckin réalisé en 1974 à partir du roman est peut-être plus connu du public aujourd’hui que le livre. Il présente une version affadie de celui-ci — même si les principaux épisodes du récit s’y trouvent — dénoncée dès sa sortie par Emmanuelle Arsan elle-même. Version édulcorée qui a totalement fait oublier le caractère militant du roman et la portée “révolutionnaire” des théories qui y sont exposées. Le film constitue pourtant une étape dans cette histoire d’Emmanuelle que je vais présenter ici et je m’en occuperai le moment venu.

Il s’agit bien en effet d’une histoire, et même de plusieurs: histoire d’un livre, histoire d’un texte, histoire d’un auteur, sur lesquels jusqu’à présent la critique ne s’est guère penchée. Ce sont ces divers aspects que je vais examiner ici, dans leur rapport avec le thème de la censure et de l’autocensure.


L’histoire commence vers 1957 quand Eric Losfeld reçoit en provenance de Bangkok un manuscrit assez volumineux intitulé Emmanuelle. Ce manuscrit comporte en fait le texte des deux livres qu’il va publier et qui seront connus sous les titres Emmanuelle et L’Anti-vierge. Losfeld était un éditeur hors du commun, en avance sur son époque. Son catalogue offrait diverses rubriques: des textes surréalistes et fantastiques, des livres d’humour et de contestation, des albums de bandes dessinées et des écrits sur le cinéma. Anarchiste dans l’âme, il menait depuis longtemps un bras de fer avec les autorités et la censure, bien avant que paraisse Emmanuelle. Il étalait comme des médailles de gloire les interdictions dont le pouvoir affligeait ses publications. Le général de Gaulle n’avait rien du “rebelle” que nos historiens construisent aujourd’hui: partisan d’une société d’ordre, il maniait avec vigueur contre ses ennemis les articles de la constitution et les lois qui réprimaient. Sous son règne est renforcée la loi du 19 juillet 1949 “sur les publications destinées à la jeunesse”, mais qui s’étend en fait à toutes les publications, livres et journaux non spécialement destinés aux enfants. La loi de 1949 posait que certaines œuvres ne pouvaient être vendues aux moins de 18 ans, ni ne pouvaient être exposées ou affichées. En novembre 1958, une ordonnance déclare qu’est également interdite toute publicité concernant ces œuvres, sous quelque forme que ce soit. On instaure aussi le dépôt préalable obligatoire auprès du ministère de l’Intérieur. Le Journal officiel devient le seul lieu où est mentionnée l’existence des publications interdites. Celles-ci sont ainsi condamnées à l’oubli avant même d’avoir vu le jour.

Losfeld était une des cibles du pouvoir. Il accumulait sur son entreprise les condamnations et le texte de loi précise que “lorsque trois publications, périodiques ou non, éditées en fait par le même éditeur, ont ou auront été frappées depuis l’entrée en vigueur de la loi du 16 juillet 1949 et au cours de douze mois consécutifs [...], aucune publication [...] du même éditeur ne pourra, durant une période de cinq ans courant du jour de l’insertion au Journal officiel du dernier arrêté d’interdiction, être mise en vente sans avoir été préalablement déposée, en triple exemplaire, au ministère de la Justice”. L’éditeur qui avait engagé de l’argent pour sortir le livre devait attendre plusieurs mois la réponse du pouvoir avant de mettre un seul livre en vente et pouvait se voir refuser toute diffusion. Editer le moindre texte devenait dès lors pour Losfeld et les quelques éditeurs qui ne baissaient pas la tête, une action très aléatoire18.

Si la censure existe, le détournement de censure existe aussi heureusement. Losfeld qui n’était pas né de la dernière pluie, jugea prudent de publier Emmanuelle de manière anonyme et clandestine. Il fit même preuve de prudence financière en éditant d’abord la moitié du texte qui lui était parvenu. Il allait donner ainsi une forme au roman que son auteur considérait comme un tout: “A lui seul”, déclarait en 1968 Emmanuelle Arsan, “le premier livre d’Emmanuelle n’a pas de sens. Il ne fait que présenter des personnages. C’est dans la deuxième partie seulement que ceux-ci accomplissent vraiment la ‘mutation’ dont ils sont capables et que la valeur de leur expérience peut être comprise”19. La censure marquait ici son premier point, car il est probable que Losfeld aurait publié le manuscrit intégralement et non pas, le volume d’Emmanuelle suivi peu après de celui de L’Anti-vierge, s’il n’avait craint des poursuites et autres saisies.

Emmanuelle paraît donc en 1959 (et non pas en 1962 comme l’indique le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France, ni en 1956 comme le dit Losfeld dans ses mémoires)20. La couverture ne porte ni le nom de l’auteur ni celui de l’éditeur. Livre clandestin donc, mais d’une clandestinité qui sait se jouer des censeurs. Losfeld raconte:


Le livre a eu un impact considérable. J’ai eu — ce qui était très rare pour un livre clandestin — énormément d’articles, tous favorables. Les critiques n’ont pas joué le petit jeu du parisianisme, c’est-à-dire “être au courant” ou faire semblant. Tout le monde disait: “un livre qui ne porte pas de nom d’éditeur” — alors que c’était moi qui le leur avais adressé, en leur précisant surtout de ne pas mentionner mon nom, car, à cette date-là, c’était la correctionnelle “sans bavures””21.


André Breton signale le roman en première page de la revue Arts. André Pieyre de Mandiargues va écrire ‘un article dithyrambique” dans la Nouvelle revue française, dans lequel il signale l’originalité d’Emmanuelle Arsan par rapport à ceux qui ont abordé ce thème de l’érotisme: “Elle s’éloigne pareillement des idées que nous expose souvent Georges Bataille. Sa conception de l’érotisme est optimiste, radieuse, rayonnante, à l’image d’un édifice affirmant la gloire de l’homme dégagé de la glèbe et des servitudes anciennes”22. Emmanuelle est reconnue d’emblée comme l’un des plus grands livres érotiques du siècle. Un classique du genre.

Il faudra attendre presque dix ans toutefois pour que le roman passe de la forme “clandestine” à la forme officielle. C’est au premier trimestre 1968 que le livre connaît sa seconde édition, cette fois avec l’enseigne de l’éditeur et le pseudonyme de l’auteur sur la page de titre du livre, la couverture restant toujours muette sur ces deux points. Bien que les mœurs aient connu depuis cette décennie une certaine libéralisation, la société n’en est pas moins toujours bloquée et le roman subit de nouveau l’attaque de la censure. De façon surprenante cette fois-ci, la critique fait la fine bouche et trouve le livre bien moins génial que quand il était clandestin. Françoise Giroud fait dans sa chronique de L’Express un article sur “la littérature pernicieuse”, que Losfeld cite dans ses mémoires comme un bel exemple d’ambiguïté et d’hypocrisie. Elle écrivait:


Plus un livre est bon, plus il est dangereux; or je viens de lire un très bon livre d’une personne que je devine être très cultivée. On y trouve en exergue des phrases de Mallarmé, d’Eluard, de Bataille, d’Artaud. Ce livre est tout à fait bien écrit, sa philosophie est, bien sûr, à discuter, mais quelle intelligence! Je ne vous dirai ni quel est l’éditeur, ni quel est l’auteur. Je peux tout simplement vous dire que le livre est bleu et que l’éditeur a imprimé son nom sur la couverture”.


Eric Losfeld vit sa publication condamnée. Son catalogue général de l’hiver 1968 porte un appel de note après l’indication du roman, rangé dans la rubrique “Second rayon”: “Nous rappelons à MM. les libraires que cet ouvrage, par arrêté du ministère de l’intérieur, a fait l’objet des mesures d’interdiction suivantes: proposition et vente à des mineurs de dix-huit ans, exposition, publicité par voie d’affiche”. Emmanuelle avait été gratifiée de la “totale”. Losfeld, toujours provocateur, n’en annonçait pas moins, dans un encadré juste en dessous, la sortie en octobre 1968 du second volume d’Emmanuelle: L’Anti-vierge. Il publia encore deux autres textes d’E. Arsan dans les mois qui vont suivre: un Epitre à Paul VI (Lettre ouverte au pape, sur la pilule) et les Nouvelles de l’Erosphère. De ce dernier livre et des deux tomes d’Emmanuelle, il écrit dans ses mémoires:


En fait, les trois volumes ont été interdits, et ils ont déclenché le réflexe: chaque parution ultérieure portant le label Losfeld devenait automatiquement suspecte. Je n’ai jamais très bien compris pourquoi Régine Deforges et moi étions les seuls éditeurs à être particulièrement visés. J’y ai fait allusion plus haut, je pensais parfois qu’il existait un fonctionnaire, ni particulièrement zélé, ni particulièrement malin, peut-être successeur d’un autre fonctionnaire présentant les mêmes qualités négatives, en tout cas respectueux de la consigne, à qui quelqu’un avait dit: “Vous aurez Losfeld à l’œil”, et qui par paresse, dès qu’un livre sortait, l’interdisait plutôt que de le feuilleter. Est-ce pour des motifs politiques, ou pour un motif plus absurde?”23.


Losfeld date d’Emmanuelle la naissance de graves ennuis pour lui. La situation kafkaïenne que je viens de citer lui permettait en effet de poser la dernière question.

L’éditeur n’est pas le seul concerné quand il y a censure. L’auteur est également tenu à la prudence vis-à-vis des autorités. Dans le cas qui nous occupe, cette prudence prit deux aspects: d’abord, elle le conduisit à publier anonymement son œuvre en 1959, puis à utiliser le pseudonyme d’Emmanuelle Arsan par la suite et pour le reste de ses écrits. Ensuite, elle l’amena à apporter d’importants changements à son texte au fur et à mesure des éditions successives.


Arrêtons-nous un instant sur la question du pseudonyme et de l’anonymat. C’est un sujet sensible pour l’auteur. Dans Toute Emmanuelle, il écrit notamment:


A chacun sa schizophrénie! L’anonymat est la mienne.

Je ne fais pas parade de mon horreur de la publicité comme d’une vertu: sachant qu’elle me singularise et m’isole au milieu d’une société où le boniment est une obligation morale, je la confesse comme une déviance.

Déballer mon identité devant l’interviewer ou le photographe me fait souffrir comme la lumière fait mal aux yeux des albinos. Me vanter ou m’excuser de cette indisposition physique me semblerait toutefois aussi absurde que de tirer gloriole de la couleur de mes cheveux”24


Gérard Genette a montré dans Seuils que toute œuvre littéraire s’ouvre par une mise en scène de son auteur, à travers son nom ou son absence sur la couverture ou la page de titre. E. Arsan n’échappe pas à ce phénomène, d’autant plus que le dévoilement de son identité s’est fait par étapes. Les couvertures et pages de titre des deux volumes de l’édition “clandestine” de 1959 ne révèlent aucun nom au lecteur, mais le nom d’Arsan est donné dans L’Anti-vierge, à la fin du chapitre 3, quand Emmanuelle reproche à Mario de s’être vanté auprès de ses amis de l’avoir séduite: “La petite Arsan, vous savez, qui vient d’arriver de France?” (p. 66). Dans l’édition de 1969 où le nom d’Emmanuelle Arsan apparaît sur la page de titre, la phrase a changé et le nom a disparu: “La petite, vous savez, qui vient d’arriver de France” (p. 60). Il y a ici un jeu évident entre l’identité de l’auteur et celle de l’héroïne: le caractère autobiographique du récit ne fait de doute pour personne. La couverture de L’Anti-vierge, en 1960, est composée d’ailleurs de manière à souligner cet aspect: le nom d’Emmanuelle est placé en haut comme un nom d’auteur, alors que le titre est placé en caractères plus grands en bas. L’anonymat et le pseudonyme sont des moyens de contrer la censure et d’éviter les conséquences que pourrait entraîner la parution d’un livre érotique sur la carrière professionnelle de l’époux d’Emmanuelle Arsan, mais ils sont aussi une invitation proposée au lecteur pour aller plus loin que les apparences. Ils ont un caractère ludique. L’auteur joue à cache-cache, offre des points d’appui et des repères à qui veut percer son identité et il est relayé même parfois par les intimes qui savent.

Aujourd’hui, le lecteur dispose de quelques informations biographiques même si E. Arsan a toujours soutenu que l’œuvre se suffit à elle-même et que sa personne est hors-sujet. Certaines ont paru vers 1968 ou 1974 quand la grande presse a parlé de la sortie du roman ou du film. L’exemplaire de l’édition originale d’Emmanuelle que possède la Bibliothèque Nationale est accompagné d’une coupure de presse de l’hebdomadaire Minute (1er-7 février 1968), révèlant qui est cette mystérieuse femme en même temps qu’elle annonce avec quelque satisfaction les interdictions dont le livre fait les frais. Les quatrièmes de couverture ou les présentations de l’auteur dans les éditions de poche donnent aussi des renseignements et ce n’est un secret pour personne aujourd’hui de dire qu’Emmanuelle Arsan est d’origine thaïlandaise, qu’elle a vingt ans quand paraît son livre et qu’elle est l’épouse d’un diplomate français. L’édition Pocket parue en 2000 apprend même à son lecteur qu’elle a été comédienne aux côtés de Steve McQueen dans La Canonnière du Yang-tsé. Diverses photographies et la participation d’Emmanuelle Arsan en tant qu’actrice au film Laure qu’elle réalise en 1975, permettent même de mettre un visage et un corps sur cet auteur25.

Dès 1968, Losfeld n’avait pu résister au plaisir de lever le voile. Certes de façon subtile et réservée à quelques initiés. Dans le numéro 96 de la revue de cinéma Positif dont il était l’éditeur, il offrait une photo de la jeune femme et ce texte destiné à illustrer son véritable nom: Marayat Andriane.


On l’aime à nu, elle est belle, elle pratique l’art sans voile, en un mot c’est l’anti-vierge. Sa carrière est étrange. Née à Bangkok en 1940, elle est venue très vite s’installer en Europe. Elle épouse à l’âge de seize ans un diplomate français et va vivre dans les différents postes où il est nommé. C’est elle qui nous envoûte, plus que Candice Bergen dans La Canonnière du Yang-tsé de Robert Wise où elle fit ses débuts à l’écran. Elle n’en écrivit point, hélas, le scénario et ses jeux y restent somme toute fort innocents”26.


La première et la dernière phrase, par leur ambiguïté, font allusion aux deux romans, mais le lecteur ordinaire de 1968 ne peut guère le comprendre, à moins qu’il n’ait remarqué dans L’Anti-vierge qui paraît quelques mois plus tard une phrase qui dit qu’on peut “reconnaître Emmanuelle en Marayât”27.

E. Arsan se fait même le complice de ces révélations quand paraît, en 1973, le roman de Théo Lésoualc’h: Marayat qui conte l’aventure largement autobiographique et fortement sexuelle que celui-ci a eue à Bangkok avec elle28. Elle rend compte du livre dans le Magazine littéraire en décembre 1973 dans un article qui figurera dans L’Hypothèse d’Eros et qui commence par ces mots: “Le sujet est Théo Lesoualc’h. Le miroir est Marayat. L’un et l’autre existent: j’ai assisté à leur copulation. Je pourrais donc en parler. Je ne le ferai pas. Il est utile de connaître un songe; mais la réalité qu’un autre a faite de ce songe, non”. Cette singulière entrée en matière où la spectatrice et l’actrice se dédoublent, est reprise deux pages plus loin: “Théo Lésoualc’h ne décrit rien ni ne nomme personne, même quand il donne à Marayat son vrai nom”. Tout le texte exprime ce jeu de la réalité et du songe et prend ses distances avec les “révélations”: l’aventure vécue par les deux amants et contée de la manière la plus crue, est avant tout poésie. Barde moderne, affirme E. Arsan, Lésoualc’h “remplit publiquement aujourd’hui pour une hypothétique multitude, le devoir de rêve solidaire, appris au temps où ‘la plus belle fille du Siam’ criait de plaisir et de tendresse dans ses bras”29. Aucune connaissance de l’identité d’Emmanuelle n’est donc possible. Les initiales que contient Marayat (L.-J., le Prince S.) ou celles qui figurent sous l’épigraphe de la page 15 de L’Anti-vierge (M.R.A.) sont sans doute transparentes à qui connaît déjà les protagonistes des romans, mais elles n’ont pas permis à ce jour au public de percer le mystère dont l’auteur a su s’entourer. Ce ne sont pas les “révélations” dont j’ai donné plus haut quelques exemples qui ont levé le voile. Emmanuelle Arsan est toujours inconnue et sa dimension poétique intacte.


Quand j’ai écrit à l’auteur, je lui ai demandé si la censure avait joué un rôle dans la rédaction de son œuvre. J’évoquais notamment les différences qui se trouvent dans l’édition “clandestine” de 1959, l’édition officielle de 1968 et “la première édition intégrale” de 1988. A propos de celle-ci, E. Arsan répondait à ma question:


Un troisième remaniement d’”Emmanuelle” a abouti à l’édition Pauvert-Laffont de 1988. J’ai corrigé quelques centaines de passages qui ne me plaisaient plus dans les textes antérieurs, ou qui étaient stylistiquement fautifs. Les parties que j’avais écartées de ce texte, puis y ai réintroduites, ne m’auraient ni plus ni moins exposée à la censure que le reste du livre. Le souci d’éviter (ou de provoquer) la censure ne m’a jamais traversé l’esprit. Tout ce que j’ai écrit me paraît juste, donc ne peut relever des tribunaux. Quant à l’”autocensure”, cette pratique m’est inconnue”30.


C’est dit! Il ne me reste plus qu’à fermer mon dossier, éteindre mon ordinateur et aller boire un verre. La lecture comparée et minutieuse des trois éditions différentes d’Emmanuelle peut cependant amener à relativiser et nuancer cette assertion.

Il existe en effet d’importants changements d’une édition à l’autre. Changements brefs mais nombreux, ne concernant qu’un seul mot ou un morceau de phrases; changements plus intéressants concernant un ou plusieurs paragraphes; introduction et suppression de pages entières. Contrairement à ce que dit l’auteur, on ne trouve pas de parties écartées, puis réintroduites, à moins qu’il ne fasse état d’un manuscrit antérieur aux textes publiés. La possibilité est cependant limitée, puisque l’auteur n’a pas corrigé en 1959 les épreuves de son texte, publié par Losfeld sans qu’il le sache. Dans tous les cas cependant, les modifications ont un sens et méritent l’examen.

Les plus nombreuses se limitent bien entendu à un ou quelques mots. De l’édition “clandestine” de 1959 à l’édition officielle de 1968, le souci de l’auteur d’épurer son texte et de le rendre conforme à certaines normes classiques ou grammaticales est sensible. Peut-on parler d’autocensure pour autant? Il faut alors admettre que le respect de la grammaire et le choix d’un vocabulaire plus épuré, moins choquant pour les mœurs, correspondent au respect de la loi. Je n’irai pas jusqu’à me prononcer par l’affirmative sur ce point. Tout simplement, on peut noter que de 1959 à 1968, d’un livre destiné à un public limité au même livre destiné à un public plus large, il se produit comme un affadissement ou une mise au pas conforme de certains mots et expressions. La plupart des scènes érotiques demeurent d’une version à l’autre, mais on note un glissement certain que traduit parfaitement le premier mot changé dans Emmanuelle. Dans la version de 1959 comme dans celle de 1968, E. Arsan décrit la célèbre scène d’amour dans l’avion, au chapitre 1: à un moment de celle-ci, l’héroïne se livre au plaisir de l’onanisme et l’auteur parle de ses doigts qui caressent ses seins. En 1959, ils les pressent avec “fièvre” (p. 26), en 1968 avec “tendresse” (p. 23). Il y a quand même là une différence significative. La nuance a ici valeur emblématique.

D’autres expressions modifiées d’une version à l’autre confirment cette tendance. Le verbe “coucher” avec quelqu’un est systématiquement remplacé par des tournures comme “faire l’amour”, “dormir” ou “se donner”. Les activités amoureuses décrites dans l’édition clandestine sont soumises à un certain “gazage” dans l’édition suivante. Ainsi, dans la discussion qui suit une étreinte assez torride entre Emmanuelle et Jean, son époux, à la fin du chapitre 2, ce dernier complimente de la sorte son épouse: “Comme c’est adorable de t’entendre te plaindre de ton innocence, alors qu’on vient d’être sucé par tes chastes lèvres!” (p. 86). La phrase est la même en 1968, mais le verbe “sucer” a été remplacé par “être ravi” (p. 67). Quand Mario, le professeur ès-Erotisme qui initie Emmanuelle à la nouvelle philosophie, évoque à la jeune femme quelle doit être la répartition idéale des sexes dans l’amour à trois ou à quatre, il dit d’abord que cela ne doit pas consister à “forniquer” (p. 239) deux par deux: la brutalité de ce terme est corrigée dix ans après avec le verbe s’”étreindre” (p. 180).

La même tendance se vérifie dans L’Anti-vierge. Lors de la bacchanale offerte par le prince Orméaséna, Emmanuelle fait l’amour avec Michaël, le frère de Bee. En 1960, E. Arsan écrit qu’”ils se serrèrent l’un contre l’autre. Les sens d’Emmanuelle s’enflammèrent à effleurer la verge longue et dure comme une flûte que le jeune homme levait vers elle” (p. 104); en 1968, le texte est à peu près semblable sauf que les sens d’Emmanuelle s’émeuvent au lieu de s’enflammer et que ce n’est plus le jeune homme qui lève sa “flûte” vers elle, mais la flûte qui dit “le désir de l’homme” (p. 92). Plus loin, lorsque la jeune femme est assaillie par plusieurs hommes, les deux versions du texte témoignent du même allégement. En 196O, on peut lire:


On la toucha. On écarta ses jambes. Elle fut satisfaite que l’on s’en prît tout de suite à son sexe, sans même lui donner le temps de se déshabiller, sans l’embrasser ni lui parler. Elle n’osait s’allonger, bien qu’elle s’attendît à ce qu’on la possédât à plusieurs, et bien que sa bouche fût prête. Les mains qui s’affairaient entre ses jambes lui faisaient mal, mais il lui plaisait, quand même, qu’on l’ouvrît sans ménagements et qu’on l’explorât profondément. On évaluait l’élasticité de son vagin, la force de ses muscles, on pressait sa matrice. Elle ne craignait rien de cet examen et elle en était fière. Tout à l’heure, lorsque les sexes des hommes prendraient la place de leurs mains, ils connaîtraient en elle plus de volupté que ne leur en donnerait jamais aucune autre femme.

Cette idée la transportait de joie. Et elle était impatiente qu’on l’essayât. Elle ne doutait pas de pouvoir accueillir autant de verges qu’il s’en trouverait dans cette chambre, et contenir tout leur sperme.

Les attouchements qu’on lui faisait subir durèrent assez pour qu’elle eût tout le temps d’imaginer la succession régulière et implacable des membres durs, l’un après l’autre, d’abord forçant sa vulve, puis s’enfonçant sans précaution entre les parois des muqueuses, serrées certes et douloureuses à la longue, mais ointes aussi, se rassurait-elle, par tous ceux qui seraient passés auparavant en elle et ne se seraient pas gênées pour prendre jusqu’au bout leur plaisir.

Un ordre du marin la tira de sa vision...” (L’Anti-vierge, 1960, p. 109-110).


Huit ans plus tard, la même scène est très raccourcie. Tout ce qui est ici de l’ordre de l’imaginaire, du désir et de l’anatomique a pratiquement disparu. La satisfaction qu’éprouve Emmanuelle a être ainsi traitée a été presque totalement gommée.


On la toucha. On écarta ses jambes, on s’en prit tout de suite à son sexe, sans même lui donner le temps de se déshabiller, sans l’embrasser ni lui parler. Elle n’osait s’allonger, bien qu’elle s’attendît à ce qu’on la possédât à plusieurs, et bien que sa bouche fût prête. Les mains qui s’affairaient sur se jambes lui faisaient mal, mais elle ne se plaignait pas, tant qu’on se bornait à l’ouvrir sans ménagements, à l’explorer profondément. Elle s’attendait à subir davantage et était résolue à l’accepter. Une bouffée soudaine de fierté et de plaisir lui gonfla la poitrine, lorsqu’elle découvrit qu’elle n’avait plus peur. Ni peur physique, ni timidité de l’esprit.

Sur un ordre du marin...” (L’Anti-vierge, 1968, p. 96-97).


Cette évolution du roman a de l’importance sur la manière dont le lecteur perçoit les personnages. Emmanuelle paraît avoir moins besoin des conseils de Mario et de l’initiation qui est l’objet du roman dans la première version que dans la seconde. Ariane de Saynes, bien que comtesse et épouse d’un conseiller de l’ambassade de France, utilise un vocabulaire et des expressions bien plus imagées et vulgaires dans la première version que dans la seconde. Elle déclare à Emmanuelle qu’elle est “drôlement bien roulée” en 1959 (p. 94), mais s’est reprise dix ans plus tard et la voit seulement “divinement tournée” (p. 74). Les hommes qu’elles rencontrent toutes deux au bord de la piscine les “enquiquinent” en 1959 et les “ennuient” en 1968 (p. 94 et 75). Quand les deux femmes font connaissance au bord de ce bassin, Ariane raconte les orgies auxquelles a donné lieu l’arrivée d’un bateau de guerre et de son équipage à Bangkok. Son mari, dit-elle en 1959, “avoue m’avoir vue pour la dernière fois à la fin de cette partie à bord: ivre-morte et aussi à poil qu’une levrette, entre deux fiers gabiers qui semblaient résolus à se partager ma dépouille” (p. 53). En 1968, c’est à une “fête à bord”, qu’elle est vue “sans armure ni défense entre deux fiers gabiers” (p. 42). La première version est nettement plus directe et plus hard. Quand Emmanuelle est interrogée sur le temps qu’elle a passé seule à Paris avant de rejoindre Jean à Bangkok, Ariane ne peut s’empêcher de déclarer qu’”il n’y a vraiment qu’à Paris que l’on peut s’envoyer en l’air tout son saoul” (p. 56). Cette dernière formule est remplacée en 1968 par une tournure un peu désuète, mais qui peut davantage être admise par le lecteur: “Il n’y a vraiment qu’à Paris que l’on peut rôtir le balai à gogo” (p. 45). Ariane encore, au chapitre 4, répondant à Emmanuelle qui l’interroge sur Bee: “— Que fait-elle à Bangkok?”, dit en 1959: “— Que veux-tu qu’elle fasse? Comme toi et moi, elle peigne la girafe” (p. 174). L’expression est-elle trop évocatrice? E. Arsan la remplace en 1968 par celle-ci plus nuancée: “Comme toi et moi, elle fait envie!” (p. 130).

Mario lui-même, si érudit et dandy dans sa manière d’initier l’héroïne à ce nouvel art d’aimer, se laisse aller à quelques écarts de langage dans la version de 1959. Quand il mène la jeune femme dans cette sorte de temple dédié à Priape dans le dernier chapitre du livre, il manifeste son intérêt pour un jeune adolescent présent par une expression assez vulgaire, mais sans équivoque: “J’en ferais volontiers moi-même mes choux gras” (p. 291). E. Arsan atténue par la suite ce propos par une phrase plus élégante: “J’aurais volontiers pour lui, moi-même, des faiblesses” (p. 219).

Une certaine préciosité de langage est présente dès la première version du roman, mais elle va s’amplifiant dans la seconde. Le “godemiché” que tient Emmanuelle lors de sa promenade nocturne dans Bangkok devient ainsi un “olisbos”; la banane utilisée par une participante de la fête costumée donnée au chapitre 9 de L’Anti-vierge, une “ithyphalle postiche”. Dans la fumerie d’opium où Mario conduit Emmanuelle dans le dernier chapitre du livre, la femme qui les accueille est successivement qualifiée d’”officiante”, de “commensale” ou de “douairière” en 1968, alors qu’elle n’est qu’une “vieille” ou une “femme” dix ans auparavant. Elle suggère à ses visiteurs de leur montrer des “films érotiques” en 1959 (p. 276): ceux-ci sont devenus des “films galants” en 1968 (p. 208). L’emploi du subjonctif passé est un autre élément de cette préciosité. Emmanuelle Arsan va jusqu’à en placer trois ou quatre par page, parfois, et à en rajouter encore dans la version révisée de son roman, en 1988. Elle manifeste nettement son désir d’offrir un texte classique, bien écrit, respectant les temps et les formes grammaticales et stylistiques. Il est probable que ce n’est pas pour satisfaire aux normes de la censure, mais ce souci correspond en quelque sorte à celles-ci puisqu’une certaine brutalité de langage s’en trouve atténuée. Il convient cependant de noter que pour l’ensemble, les diverses versions d’Emmanuelle demeurent très érotiques et que l’auteur n’a pas fait de son roman un livre que l’on lit des deux mains: aucune n’est à ranger dans les rayons de la bibliothèque rose et la comparaison que Jean-Jacques Pauvert fait avec Le Grand Meaulnes doit se limiter aux conditions de publication, en rien aux aventures érotiques ici contées. “Emmanuelle est notre Grand Meaulnes, sorte de ravissante Petite Meaulnesse (d’ailleurs tout à l’opposé, pour le mental au moins, de son triste et désincarné grand frère)”31. Emmanuelle est bien un roman “tout à l’opposé” de la morale admise et pratiquée.

La première version d’Emmanuelle et de L’Anti-vierge est aussi plus précise par endroits. Des noms d’auteurs et des indications de temps y figurent qui disparaissent par la suite. Teilhard de Chardin dont la renommée est très forte dans les années soixante est cité nommément dans l’édition “clandestine” de L’Anti-vierge: “Teilhard de Chardin n’a pas osé avancer assez loin jusqu’à l’Erôsphère, vers laquelle la Noosphère n’était qu’une étape” (p. 26). Son nom est remplacé dans l’édition de 1968 par “un prêtre ne pouvait oser avancer assez loin...”(p. 29). L’anticléricalisme et l’athéisme manifestés régulièrement par E. Arsan dans ses écrits sont d’ailleurs bien plus fortement exprimés à cet endroit en 1960 quand l’auteur repousse avec horreur cet “amour de la mort que clame le prêtre”: le mot “dément” viendra se superposer à ce dernier dix ans après afin de ne pas entraîner de confusion sans doute avec l’écrivain jésuite. La préciosité s’exprime aussi par les références littéraires et la première version des deux livres donnent, de façon un peu pédante, les noms des auteurs cités et des citations dont la seconde version ne retient que l’esprit. Un passage important du chapitre 2 de L’Anti-vierge a subi le travail de son créateur. Emmanuelle et Mario sont dans un salon et bavardent. Il lui demande un verre de porto:


Emmanuelle va elle-même chercher la carafe et les verres. Lorsqu’elle revient, elle trouve Mario occupé à caresser son propre sexe, dressé, pourpre et nu, hors de son costume.

Elle s’assied et il lui prend la taille. Emmanuelle veut prendre le phallus dans sa main, mais il la retient.

M’y voici! Recueillez le suc dans votre verre.

Elle se conforme à son ordre, veille à ne rien laisser perdre. Puis elle s’apprête à porter le breuvage à ses lèvres.

Ah, mais! réclame-t-il, n’allez-vous pas partager?

La requête lui semble insolite, mais elle ne la discute pas. Elle tend le verre à Mario. Celui-ci débouche le porto.

Le secret perdu de l’ambroisie!

Il rayonne d’entrain. L’idée réjouit Emmanuelle. Il mélange le cocktail. Puis porte un toast:

A l’”ardente hygiène des races”!

Il déguste une gorgée:

Sade fait dire à Dolmancé qu’une seule goutte de cette liqueur, éjaculée de son membre, lui est plus précieuse que les actes les plus sublimes d’une vertu qu’il méprise. N’en déplaise au Divin Marquis, je tiens, quant à moi, que la vertu importe plus que tout. A cela près que je ne reconnais de vertu qu’à celui qui fait jouir et à celui qui jouit.

Il sourit avec grâce:

Songez donc à quels mérites accède l’individu qui assume à lui seul l’un et l’autre rôle.

Emmanuelle boit à son tour.

Très bon, apprécie-t-elle.

Maintenant, dit-il, je veux vous regarder. Soyez aussi belle que vous pouvez l’être.

Elle n’a pas de peine à deviner ce qu’il désire. C’est vrai, songe-t-elle, il ne m’a encore jamais vue me caresser. Il lui semble pourtant qu’ils se connaissent depuis si longtemps!

Pour lui plaire, elle se sert donc de ses doigts comme elle sait le faire. D’abord sur son sexe: elle en contourne la petite crête phallique, la dégage des chairs voisines, en aide la croissance, la roule entre ses doigts délicatement, fermement aussi, comme un bourgeon qu’elle voudrait faire éclater, mais sans lui faire mal... Puis sa main descend, passe sur les lèvres, les touchant à peine: pourtant elles se tendent et doublent de taille; elles forment maintenant deux bourrelets parallèles gorgés de sang et serrés l’un à l’autre. Emmanuelle les sépare, insère longitudinalement, sans l’enfoncer, son médius, qui semble comme une troisième lèvre gonflée, circulant de haut en bas entre les deux autres. Le fluide nacré qui sourd fait luire l’enflure incarnate.

La main amoureuse s’éloigne brusquement, va caresser l’intérieur des cuisses, le creux de l’aine proche du sexe, et le pont qui sépare celui-ci de l’autre ouverture. Elle plonge dans la toison pubienne, presse la chair qu’elle recouvre et, plus haut qu’elle, des points symétriques et sensibles, à droite et à gauche du ventre.

Ensuite, Emmanuelle retire son jersey...” (L’Anti-vierge, 1960, p. 35-37).


En 1968, la même scène est singulièrement épurée:


Il la dévisage avec sérénité:

Venez près de moi, enjoint-il.

Elle s’assied et veut le caresser. Il la retient. Elle reste donc à son côté, heureuse de le regarder, appliquée, aussi, à s’instruire. Qui, mieux que lui-même, sait ce qu’il faut faire pour se diviniser? Le plaisir glorieux qu’elle-même, en ce moment, sent dans son propre corps est-il différent, se demande-t-elle, du plaisir que connaissent les hommes? Pourquoi le serait-il? Une verge imaginée gonfle et pulse à la racine de son ventre, durcit, s’épanouit entre ses doigts. Elle défaille de suivre la sève qui, sous l’impulsion de sa main virile, monte le long de son sexe dressé et se prépare à jaillir d’elle. Pressée contre cet autre, en qui elle aime en cet instant son propre sexe, elle jouit en même temps que lui, se vide de nuits et de nuits de semence ignorée.

Ses lèvres s’entrouvrent. Qui, d’elle ou de lui, les désaltérera?

Mario lui tend un verre à long pied fin. Communion savoureuse! Découverte de soi dans la substance venue de l’autre. Douces gorgées gourmandes de leur propre matière, amoureuses d’un corps plus que par soi consommé...

Maintenant, soyez femme, dit-il.

Elle proteste. Elle veut être homme pour lui, comme elle est femme pour les femmes. Elle le lui dit, lui demande s’il peut l’aimer comme un garçon.

Quel garçon jamais pourra se caresser devant moi comme une femme, même s’il brûle de me plaire? remontre-t-il. Ne m’offrez pas ce que je peux recevoir d’autres que vous.

Emmanuelle, cesse de contester, retire son jersey...” (L’Anti-vierge, 1968, p. 37).


Les deux textes sont fort différents. La description minutieuse du sexe d’Emmanuelle et de son geste a disparu dans la version de 1968 et la boisson que compose l’héroïne à partir du sperme de Mario n’est plus que suggérée. Manquent également les références érudites à “l’ardente hygiène des races” et au marquis de Sade. La première a sans doute un caractère douteux dont a pris conscience l’auteur quand il a revu son texte. La seconde tient plus probablement à sa conception de l’amour. E. Arsan s’oppose en effet vigoureusement à ce qu’on assimile celui-ci à une forme quelconque de violence. En rupture avec l’esprit de son temps, elle écrit: “Il n’est pas vrai, contrairement à ce qu’ont rêvé d’accréditer les mystiques sadistes (Bataille, etc.) que le plaisir érotique ne peut s’obtenir que par la violation, la transgression, une violence exercée sur soi ou sur l’autre. C’est là, au contraire, toute la différence qui existe entre les hypothèses d’Eros et celles du pouvoir et de l’argent”32. E. Arsan changea quelques passages de la première édition de L’Anti-vierge, notamment au chapitre 6, quand Emmanuelle vit chez Ariane. Cette dernière qui a un caractère bien plus dominateur en 196O et parle même de faire violer une de leurs amies, la fouette quand elle est fautive et ne fait plus que la punir huit ans après, sans autre précision sur la punition. De même, à la fin de ce livre, quand Emmanuelle est abordée par trois Siamois sur la plage, E. Arsan supprime en 1969 la phrase où il est dit que “si elle ne leur cède pas d’elle-même, ils pourront la violer” (1960, p. 354). Citer Sade ou évoquer des relations brutales comme elle le fait en 1960, c’est installer l’ambiguïté et risquer de se voir confondue avec d’autres théoriciens de l’érotisme. Le refus d’Emmanuelle de se soumettre au docteur Marais qui est un adepte de la domination sado-masochiste, au chapitre 7 de L’Anti-Vierge, est la confirmation de cette certitude. La vision de l’érotisme chez E. Arsan est bien “optimiste, radieuse et rayonnante”.

La volonté que manifeste Emmanuelle d’être prise comme un garçon par Mario est également présente dans la première version du livre, mais exprimée de manière différente et à la page suivante du récit. Examinons les deux versions de ce passage:


Lui, souriant, la dispose à plat ventre, le visage écrasé sur la soie rêche de la banquette. La marée nocturne de ses cheveux noie ses épaules, déferle plus bas que la cambrure de ses reins. Ses fesses saillent, creusées par le frisson des muscles, lorsque le doigt de Mario forcent leurs défenses et sondent impitoyablement leur puits étroit. Alors, elle mord les coussins et se tord, tentant d’échapper. Mais il la contraint aussi longtemps qu’elle n’a pas appris à se détendre, à se laisser fouiller, élargir, et finalement contenter.

Elle s’attend maintenant à ce qu’il parachève cette possession et se serve d’elle comme d’un homme. Elle en a le désir, et il peut la prendre ainsi, s’il le veut, dans ce salon même: elle se moque bien désormais que quelqu’un les voie. Elle est sur le point de le lui dire; mais, juste à ce moment, il cesse de la toucher, se dégage, se lève, reste debout, désœuvré, en érection, la regardant d’un air songeur. A la fin, il se rajuste, frappe dans ses mains pour qu’un serviteur vienne, lui réclame des citronnades, se rassied à côté d’Emmanuelle, toujours nue, attend qu’on leur ait apporté les boissons, se désaltère, et déclare avec flegme:

Je suis venu en messager royal. Il est temps que j’accomplisse ma mission.

Emmanuelle est quelque peu désarçonnée. Elle juge néanmoins qu’il est plus prudent de ne pas offrir de commentaire. Son compagnon n’a d’ailleurs pas l’air d’en attendre et poursuit:

Son Altesse Sérénissime le prince Orme Séna Orméaséna souhaite que vous lui fassiez l’honneur de votre présence...” (L’Anti-Vierge, 1960, p. 38-39).


En 1968:


Pourtant, il l’écarte de lui et la dispose à plat ventre, le visage écrasé sur la soie rêche de la banquette. La marée nocturne de ses cheveux noie ses épaules, déferle plus bas que la cambrure de ses reins. Ses fesses saillent, creusées par le frisson des muscles.

Je suis venu en messager royal, dit Mario. Il est temps que j’accomplisse ma mission.

Puis il énonce, sur le ton qui convient au formalisme de l’occasion:

Son Altesse Sérénissime le prince Orme Séna Orméaséna souhaite que vous lui fassiez l’honneur de votre présence...” (L’Anti-vierge, 1968, p. 38-39).


La participation de Mario au plaisir d’Emmanuelle a totalement disparu dans la version de 1968 de L’Anti-vierge, ainsi que cette invite de l’héroïne à être sodomisée. Il est probable que l’auteur a perçu le ridicule de Mario qui, sans se soucier du désir manifesté par sa compagne, interrompt brutalement son action pour commander des citronnades et faire une déclaration pompeuse. Cela, plus que le respect de la censure, l’a sans doute emporté. Néanmoins, le lecteur de 1968 est en présence d’une scène “plus convenable” que celle offerte dix ans auparavant. E. Arsan est évidemment sincère quand elle affirme ne pas s’être livrée à l’autocensure. Il n’en demeure pas moins que les variations qu’elle fait subir à son texte vont, en 1968, dans le sens d’un allégement de certaines scènes très crues et par suite, dans le sens voulu par la censure.

On peut se demander également si la suppression de plusieurs pages à la fin du chapitre 6 de L’Anti-vierge n’a pas la même cause. Ariane fait à Emmanuelle le récit de ses fiançailles et de son mariage. Ces épisodes de son existence ne répondent guère aux critères moraux en pratique dans la France du général de Gaulle, puisque la jeune femme fait participer les amis de son mari au plaisir sensuel de la découvrir et manifeste encore, à s’en souvenir, toute la joie qu’elle en a retirée. L’amoralisme, traduit ici avec un grand luxe de détails érotiques assez provocateurs, mettait en cause ces institutions qui étaient encore des piliers de la société et par suite de l’ordre établi. Ces pages ne figurent plus en tout cas dans l’édition officielle de 1968.

Plusieurs des changements de quelque longueur opérés par l’auteur concernent aussi des développements théoriques. E. Arsan complète sa pensée par le biais des propos tenus par ses personnages. Mario discourt plus longuement sur la beauté dans l’édition de 1968 qu’il ne le fait dans celle de 1959. Parmi ces différences entre les deux versions toutefois, il en est une qui semble avoir posé quelque problème à E. Arsan. C’est celle qui met en scène Jean et son ami Christopher. Ce dernier, d’origine anglaise, a débarqué à Bangkok et il a été hébergé par le couple. Sa pudibonderie a été mise à rude épreuve par Emmanuelle qui s’est promenée nue devant lui au petit déjeuner. Jean et lui vont faire une promenade et s’arrêtent au bord d’un cours d’eau pour se rafraîchir avec les fruits que leur propose une enfant. La conversation s’engage sur Emmanuelle et, comme précédemment, la version de 1959 est beaucoup plus directe que celle de 1968. Jean fait l’éloge des “talents charnels” de son épouse dans le premier cas, et du “génie charnel” de celle-ci dans le second.


Christopher fut choqué. Ce genre de confidence lui paraissait de mauvais goût. Pourtant il brûlait d’en entendre davantage. Il usa d’un biais hypocrite.

Rien d’étonnant avec un maître tel que toi!

Il rit, pour donner le change à sa curiosité.

Non, poursuivit Jean, ce n’est pas moi qui le lui ai appris. Sa sensualité est innée. C’est une sorte de génie. Elle jouit comme les autres respirent. Si on la privait de jouir, je crois qu’elle mourrait asphyxiée.

Christopher toussota.

Et elle ne pense qu’à ça jour et nuit, acheva Jean.

La petite fille tendit des tranches de pamplemousse sur ses paumes jointes. les autres enfants s’étaient accroupis en cercle autour de leur groupe et les dévisageaient en silence. Les enfants s’étaient accroupis en cercle, se poussant de temps à autre le coude avant de partir d’un fou rire qui leur tirait des larmes.

Ils ont l’air de se foutre de nous, remarqua Christopher.

La pulpe sucrée rafraîchit sa langue, mais sa gorge restait curieusement serrée.

J’espère pour toi que tu suffis à la satisfaire? ironisa-t-il, d’un ton qui sonnait faux.

Jean rit sans répondre.

Son ami revint à la charge.

Qu’est-ce que tu en dirais, si elle te trompait?

Jean fit entendre un sifflement évasif, qui pouvait signifier: “Avec des si...”. Mais il ne se commit pas davantage. Christopher luttait contre une image qui s’imposait à son esprit avec une insistance pleine de douceur et qui l’horrifiait.

Ma parole, se disait-il, je deviens un beau salaud. Voilà la façon dont je me mets à penser à la femme d’un copain.

L’image n’en persistait pas moins” (Emmanuelle, 1959, p. 141-142).


Ce dialogue qui aborde la question de la propriété érotique, de la fidélité et de la jalousie, est d’importance pour E. Arsan, puisqu’elle est au cœur de sa réflexion. Elle va retravailler ce passage dans les deux versions suivantes du roman. Dans celle de 1968 d’abord, où Jean reste moins évasif et laisse entendre à son ami qu’il ne s’oppose pas à la quête érotique de son épouse. La présence des enfants et la dégustation des fruits ont cependant une place plus grande et interfère avec le discours des deux hommes, diluant en quelque sorte l’intérêt obsessionnel parfaitement puritain que Christopher manifeste pour Emmanuelle:


Christopher fut choqué. Ce genre de confidence lui paraissait de mauvais goût. Pourtant, il brûlait d’en entendre davantage.

Tu as sûrement de la chance, dit-il, avec quelque effort. mais ne cous-tu pas aussi des risques? Ce... comment l’appelles-tu?... ce don qu’elle a — d’autres peuvent le deviner... Etre tentés... Chercher à en profiter. Vouloir te la prendre.

On ne peut pas me prendre ce qui n’est pas à moi, dit Jean, d’un ton d’évidence. Elle n’est pas mon bien. Elle n’est pas ma beauté.

Le visage de Christopher refléta l’incompréhension. Jean ajouta:

Et je ne l’ai pas épousée pour la priver.

La fillette tendit des tranches de pamplemousse sur ses paumes jointes. Jean en accepta une, après un petit salut de la tête, et la dégusta avec un plaisir manifeste.

Tu n’en veux pas? demanda-t-il à Christopher.

Celui-ci prit machinalement le fruit offert. Il fixait la scène d’un air absent. Jean dit encore:

Emmanuelle et moi sommes intéressés par le monde. et nous avons le goût d’en savoir plus.

Il rit, remarqua avec entrain:

Il y a de quoi faire!

Il piqua une autre tranche des mains de l’enfant.

Même pour deux, conclut-il. Et assez pour justifier le travail en équipe.

Christopher se demandait si les propos de Jean avaient quelque rapport avec sa propre question. Les enfants s’étaient accroupis en cercle autour de leur groupe et les dévisageaient en silence, se poussant de temps à autre le coude, avant de partir d’un fou rire qui leur tirait des larmes.

Ils ont l’air de se foutre de nous, remarqua Christopher.

La pulpe sucrée avait rafraîchi sa langue, mais sa gorge restait curieusement serrée. Il tenta de lutter contre les images qui s’imposaient à son esprit avec une insistance pleine de douceur et qui l’horrifiaient.

Voilà, constatait-il, la façon dont je pense à la femme d’un ami!”

La vision n’en persistait pas moins” (Emmanuelle, 1968, p. 107-108).


Le rapport de Jean et de Christopher est en quelque sorte celui d’E. Arsan avec un lecteur de bonne foi, mais qui n’a pas encore fait ce pas de côté qui le conduira à l’Erosphère. Il s’agit de le convaincre que “l’amour est un moyen qu’a imaginé l’intelligence pour aller là où elle ne pourrait atteindre par les pouvoirs physiques et mentaux d’un seul être”33. Et que, par ailleurs, “la vie est trop courte: s’y mettre à plusieurs la rallonge”34. La version de 1988 d’Emmanuelle est bien plus explicite que les deux précédentes sur ces divers points. Christopher demande par exemple à Jean ce qu’il veut dire quand il parle de l’intelligence d’Emmanuelle, et la réponse est nette: “Eh bien, mettons que ce soit: chercher autre chose que ce que d’autres ont déjà trouvé. Et encore: savoir, au bon moment, se rebiffer contre les arguments d’autorité. Résister à la pensée prêt-à-porter. Ne pas trop s’enticher des modèles et des modes” (p. 95). E. Arsan insère également à cet endroit un paragraphe sur un thème qui était probablement plus d’actualité dans les années quatre-vingts qu’avant 1968, celui de l’inégalité entre les hommes et les femmes et de sa conséquence, la guerre des sexes. Le roman conserve sa valeur didactique et s’adapte à de nouveaux lecteurs qui se posent de nouvelles questions.

Sur le plan sexuel aussi. Nous avons vu comment de 1959 à 1968, de l’édition clandestine à l’édition officielle, le livre avait connu un allégement de certains passages érotiques. En 1988, quand paraît la “première version intégrale” du roman, la censure a nettement évoluée par rapport à ce qu’elle était vingt années auparavant. E. Arsan peut prolonger la rêverie de Christopher sur Emmanuelle de manière bien plus forte:


Les enfants s’étaient accroupis en cercle et les dévisageaient en silence, se poussant de temps en temps du coude, avant de partir d’un fou rire qui leur tirait des larmes.

Ils ont l’air de se foutre de nous, constata Christopher.

La pulpe sucrée rafraîchissait sa langue, mais sa gorge restait serrée. Il enrageait secrètement d’avoir été trop timide. “Quel crétin je fais! Je n’ai pas interrogé Jean sur la seule chose qui m’importe. Je me tamponne complètement de ce qu’Emmanuelle pense d’intelligent et de philosophique: tout ce que je veux savoir, c’est comment elle fait l’amour. Ce salaud de Jean ne m’a mis l’eau à la bouche que pour mieux me laisser sur ma soif. C’était à moi de le forcer à me donner des détails: de quelle façon Emmanuelle le fait jouir; comment elle jouit. Au lieu de m’allécher pompeusement par les beautés d’esprit de sa femme, qu’il me dise donc quel goût a sa chatte! Qu’il me décrive la manière dont elle se sert de ses doigts, de ses seins, pour branler une queue. Comment se branle-t-elle elle-même? Le fait-elle devant lui? Devant d’autres? Souvent? Que cet abruti me parle donc, bon Dieu! de l’anus de sa femme! De sa langue. [...] Boit-elle beaucoup de sperme? [...] Il devrait lui proposer de goûter le mien. Lui permettre de me branler. Et de me sucer. Ils ait bien que je n’en profiterais pas pour chercher à baiser sa femme. En tout cas, pas dans le vagin. Ou alors pas complètement. Je ne ferais qu’entrouvrir sa vulve. Je n’y entrerais que très peu. J’y mettrais seulement le gland. Je ne m’enfoncerais pas à l’intérieur. Pas tout de suite. Pas plus profond que je ne le ferais dans sa bouche. Je ne progresserais au-dedans que par très petits coups. Jusqu’à la moitié de ma queue. pas plus qu’aux deux tiers. Ou à peine plus. Comme lorsque je l’enculerai. Je l’enculerai le même jour où je la baiserai...” (Emmanuelle, 1988, p. 97-98)


Le Christopher de 1988 est certes toujours pétri de puritanisme — ce texte le montre parfaitement —, mais il ne craint plus de s’avouer ses désirs. La différence de ce passage, tant sur le plan du vocabulaire que du ton, avec la même scène décrite trente et vingt ans auparavant, est significative. Les versions précédentes ont obéi — que leur auteur en ait été ou non conscient importe assez peu ici — à l’esprit du temps, à la censure qui le contrôlait et le régissait selon le conformisme général d’alors. E. Arsan n’aurait pu faire lire dans le circuit normal de l’édition ce texte de 1988 à un lecteur de 1959 ou de 1968. Le contrat entre l’auteur et le lecteur répondait alors à des exigences différentes: un code tacite existait entre eux qui ne pouvait être transgressé au-delà d’une certaine limite. S’il y a autocensure chez E. Arsan, c’est dans le respect de cette limite: pour faire passer son message, elle est amenée à s’y conformer, voire à atténuer certaines parties quand celles-ci, du fait du passage du texte anonyme et clandestin à un roman relativement autorisé et de plus grande diffusion, vont toucher un plus grand nombre de lecteurs.


Le film de Just Jaeckin qui sort sur les écrans en 1974, va grandement contribuer à l’évolution des rapports que le public entretiendra avec le roman. Il eut un succès considérable en France et dans le monde entier et resta à l’affiche durant plusieurs années dans une salle parisienne. Il n’en rencontra pas moins la rigueur des censeurs, puisqu’il fut interdit à sa sortie et autorisé quelques mois plus tard35.

La plupart des épisodes du roman se retrouvent dans le film. Certes pas toujours dans le même ordre, mais le spectateur qui lut par la suite le livre ne cria pas à la trahison. Il existe pourtant des changements notables qu’Emmanuelle Arsan n’a pas manqué de dénoncer dans un essai qu’elle fit paraître presque aussitôt. Elle condamna les remaniements concernant “les attitudes et les aventures d’Emmanuelle et de son entourage (faisant de Jean un diplomate, un imbécile et un jaloux, d’Ariane une garce, de Bee une costaude, coureuse de brousse)”, altérant ainsi totalement la psychologie de ceux-ci et le sens de leurs actes36. Ces altérations peuvent être assez aisément interprétées dans le sens d’une censure de l’œuvre originale. Elles vont en effet dans le sens du conformisme de l’époque. Le film est certes un peu provocant pour le grand public, mais sa réception est si évidente qu’il correspond bien à l’horizon d’attente des spectateurs37. Le réalisateur Just Jaeckin a respecté des formes assez classiques dans la création artistique érotique. Il a notamment changé les âges de deux figures importantes du roman. Marie-Anne qui a treize ans dans le livre est ici interprétée par Christine Boisson qui a bien les cinq années supplémentaires requises par la loi pour tourner dans ce film. Elle porte aussi le nom (ô combien symbolique de l’affadissement de l’œuvre) de Marie-Ange. “Passe encore”, écrit E. Arsan, “que pour avoir l’air plus croustillante, Marie-Anne au pelage de lynx des neiges soit devenue Marie-Ange, snobinette à sucette d’Epinal, moins mal pensante que mal peignée. Mais dites-moi: où est allée finir ma Bee, déesse aux seins d’enfant, posant les questions silencieuses auxquelles Emmanuelle pleurait de ne pouvoir trouver de réponses?”. Quant à Mario qui a trente-huit ans dans le livre, il apparaît dans le film sous les traits d’Alain Cuny et E. Arsan remarque perfidement que la véritable Emmanuelle “ne l’aurait pas longtemps écouté. Elle aurait moins encore obéi à ses préceptes ridicules, cédé à ses prétentions et à ses caprices de phraseur gâteux. Les platitudes ennuyeuses qu’un scénariste endormi ou inconsciemment misogyne met dans la bouche égrotante de ce bafouilleur guetté par l’hémiplégie ou travaillé par l’impuissance auraient peut-être fait rigoler mon Emmanuelle, elles ne l’auraient sûrement pas amusée”38. Deux scènes de viol (celui de la servante par le boy et celui d’Emmanuelle dans la fumerie) sont aussi ajoutées qui montrent que l’esprit du roman est parfaitement faussé. Ces scènes répondent probablement à l’horizon d’attente et à la sensibilité du grand public qui fréquente alors les salles où passe le film, mais vont bien à l’encontre de la conception érotique d’E. Arsan39.

Le film désormais fait écran devant le livre pour pratiquement tout le monde. Il le rend disponible à un lectorat encore plus vaste que celui rencontré lors de l’édition officielle de 1968 et lui assure sa diffusion dans le monde entier: les éditions de poche s’en emparent notamment40. Emmanuelle est sortie de l’univers parallèle et marginal. Mais du même coup, son sens s’est perdu. Le livre ne délivre plus un message en vue d’une transformation radicale du rapport humain et donc de la société. Il n’est plus qu’un roman érotique parmi d’autres destiné à la consommation courante.

E. Arsan tenta de profiter de ce “succès” pour faire passer son message malgré tout. Elle publia plusieurs livres d’essais et quelques romans où les personnages reprenaient le flambeau levé par Emmanuelle. Elle créa même en 1974 un magazine qui avait pour titre le nom de son héroïne et pour sous-titre la désignation: “le magazine du plaisir”. Elle y dialoguait ou polémiquait notamment avec ses lecteurs et lectrices, poursuivant ainsi son vœu d’ouvrir les yeux au public et précisant certains points de sa pensée. Elle rappelait notamment à une correspondante qu’elle n’avait jamais édicté des lois ni déclaré qu’il fallait être lesbienne ou faire l’amour à trois: “Tout ce qui dirige et limite m’inspire la plus grande aversion: de là, à l’infliger aux autres!...”41. Il ne s’agissait pas de remplacer une censure par une autre. Dans L’Anti-vierge d’ailleurs, Emmanuelle renonçait au réglement de la Maison de verre qu’elle avait élaborée. La parution de la première édition intégrale d’Emmanuelle, en 198842, montre que l’auteur n’a pas renoncé alors à sa volonté d’amener quelques lecteurs et lectrices à cette mutation qui leur fera apprécier la vie différemment.

Les modifications importantes et notables vont cette fois dans le sens d’une accentuation de l’élément érotique. Une dizaine de passages importants, allant de quelques lignes à plusieurs pages ont été ajoutés. J’en ai déjà évoqué quelques-uns comme la scène du lépreux ou les fantasmes de Christopher. Beaucoup sont des descriptions sexuelles. Quatre pages concernent par exemple la rêverie d’Emmanuelle sur les phallus des hommes qu’elle a connus (p. 195-199); cinq pages celle que lui inspire le couple formée par ses amies Bee et Marie-Anne (p. 106-110). E. Arsan introduit même un épisode entièrement nouveau: deux jeunes femmes séduisent et font l’amour à un jeune homme. Le passage qui occupe les pages 125 à 132 de l’édition de 1988 fait suite à une discussion d’Ariane et d’Emmanuelle sur le nombre idéal de partenaires en amour, conversation que théorisera par la suite Mario. Là aussi, un changement est à relever: dans l’édition de 1968, Ariane proposait à son amie “deux Parisiens” pour passer la soirée (p. 129), dans celle de 1988, ils sont trois et Ariane ajoute que c’est “juste le bon nombre” (p. 122). On pourrait voir là une contradiction, mais ce serait sans tenir compte de la participation d’Emmanuelle en tant que voyeuse. Le récit a bien valeur de démonstration. Il donne des exemples et propose des travaux pratiques.

Trois pages nous intéressent particulièrement dans la mesure où elles abordent la question de la contrainte exercée par les lois et la société. Mario explique à Emmanuelle:


Ce que la société interdit s’exprime par des lois: lois civiques, lois religieuses, lois morales (qu’il ne faut pas confondre, prenez-y garde, avec des lois logiques qui décrivent, entre autres objets de la science, l’érotisme). Ce que la société permet s’exprime par des modes. Mais non! le mot “permet” est impropre: dans la discipline de la cité, aussi bien que dans la physique quantique, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. Les modes ne vous permettent pas de vous comporter de telle ou telle façon, elles vous y obligent. Et elles ne règnent pas que dans la couture: elles sont maîtresses absolues de toutes vos insatisfactions, de tous vos désirs, de toutes vos craintes, de toutes vos vilenies, et de toutes vos amours”


C’est bien le problème de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas qui est exposé ici — et donc celui de la censure. Le succès remporté par le film de Just Jaeckin ne concourt pas à la libération de l’individu ni à son bonheur, car l’érotisme qu’il met à la mode devient maître de toutes les peurs et de tous les refoulements du spectateur. La libération sexuelle des années soixante-dix a été vécue, pour une part, comme une mode et donc, comme une nouvelle obligation. Mario poursuit son exposé et définit ce que doit être la véritable liberté:


C’est la pensée qui ligote, non le corps. C’est dans votre tête, dans vos idées, vos sentiments, vos jugements, c’est dans votre attitude vis-à-vis de ceux que vous aimez que vous devez devenir différente de ce que la mode du moment vous commande d’être. Ne demandez donc pas par quelle grâce divine vous pourrez vous éveiller, un jour, dans un paradis de liberté: commencez plutôt par affranchir l’homme (ou la femme) que vous tenez prisonnier. Si vous ne le faites pas par générosité ou justice, faites-le par égoïsme: pour vous épargner des malheurs inévitables. Il n’y a pas de gardien heureux. Vous serez libre la nuit où la liberté de l’autre vous excitera davantage que sa sujétion”43.


La liberté est affaire personnelle et elle est à vivre au quotidien, dans la relation directe et physique avec des êtres de chair et d’os. Elle est asociale et amorale et se rapproche sans doute assez, chez Emmanuelle Arsan, de l’unicité définie par Max Stirner, mais fortement connotée ici par le désir érotique et la sensualité. C’est le corps qui est, pour elle, l’instrument de la liberté individuelle.

La comparaison des trois éditions différentes d’Emmanuelle montre bien le rapport complexe qui s’établit entre une œuvre, son auteur et sa réception. La censure est bien un aspect de celle-ci, puisqu’elle n’a pas la rigidité du texte de loi et est soumise à l’évolution de la société et de sa morale. Elle détermine le cadre dans lequel l’œuvre s’écrit et contraint le romancier à établir plus ou moins consciemment une stratégie d’écriture qui lui permette d’entrer en relation avec son public. L’autocensure, si difficile à cerner quand l’auteur ne l’avoue point, consiste alors en une adaptation du texte littéraire à un public précis, à une époque donnée. Le cas d’Emmanuelle, avec ses trois versions différentes du récit, est particulièrement révélateur de cette situation. Roman érotique voué d’abord à un sort clandestin, il ne peut accéder au marché ordinaire du livre, à une époque où la censure est renforcée et pèse sur bien des secteurs, qu’en présentant un texte quelque peu épuré et plus conforme à l’attente d’un large public. Le livre a toujours été au delà de la morale dominante de chaque époque, mais il faudra attendre trente ans après sa première édition pour découvrir le roman dans sa “première édition intégrale”. Que celle-ci diffère beaucoup de la “première édition clandestine” et connaisse un renforcement de son caractère érotique par rapport aux deux versions précédentes, montre que l’auteur a tenu compte autrefois de certaines limites et n’a pu les dépasser. La plus grave censure qu’a subie Emmanuelle n’est cependant pas celle-ci. Son auteur a voulu exposer une nouvelle attitude face à autrui, dans la relation sexuelle mais aussi dans la relation plus large que les individus ont entre eux: attitude libertaire et révolutionnaire donc, dans un monde soumis au conformisme et à la reproduction de stéréotypes anciens. Cette position n’a pas été comprise ou bien elle a suscité l’ironie de la part de la critique (essentiellement journalistique) qui, dans l’après-68, considéra l’œuvre comme négligeable et réduisit l’érotisme emmanuellien à être de peu d’importance44. Le message d’E. Arsan est ainsi occulté, sa pensée désamorcée et le film de Just Jaeckin contribua pour beaucoup à ce détournement de sens. Il est donc à souhaiter que quelques critiques et chercheurs en prennent conscience et se penchent, avec plus d’honnêteté et moins de préjugés que leurs devanciers sur cette œuvre dont le postulat est que “l’amour est quelque chose en avant de nous, un bien de l’avenir, la grâce d’un monde qui n’est pas encore trouvé. Et l’érotisme est le mode de vision et d’action, le critère moral que choisissent, pour découvrir ce monde et mériter cette grâce, ceux pour qui les instruments de recherche propres à l’homme sont la confiance dans l’avenir de l’espèce, une curiosité universelle, l’impartialité, l’incrédulité, la hardiesse, la critique des idées reçues, des mythes et des tabous, l’amour de la vie, la passion de la beauté et le goût du nouveau”45.



Tanguy L’Aminot

C.N.R.S. - Paris IV-Sorbonne


1. Voir Martin Green, Les Soeurs Von Richthofen. Deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck face à Otto Gross, Max Weber et D.H. Lawrence, Paris, Seuil, 1979 et D.H. Lawrence, Mr. Noon, Paris, Calmann-Lévy, 1985, ainsi que les essais d’Otto Gross: Révolution sur le divan, Malakoff, Solin, 1988.

2. Freud et la femme-enfant. Mémoires de Fritz Wittels édités par Edward Timms, Paris, Puf, 1999.

3. Voir E. Armand. Sa vie, sa pensée, son œuvre, Paris, La Ruche ouvrière, 1964 et E. Armand, La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse, Paris, Critique et raison, sans date.

4. E. Arsan manque parfois de précision dans les termes utilisés. Il convient de donner les textes. Dans le premier numéro d’Emmanuelle, le magazine qu’elle crée en 1974, elle écrit dans l’éditorial: “L’érotisme m’exaspère: c’est la fausse monnaie de toutes les frustrations. La pornographie m’assomme comme la massue d’un Goliath qui s’acharnerait vainement contre un enfant [...]. Mon maître à aimer, que dans mes romans j’appelle Mario, m’a dit un jour: ’Pendant des millénaires, les religions, les pressions sociales, économiques ou guerrières ont imposé à l’humanité la plus étrange des lois, celle qui veut qu’il n’y ait de plaisir sans culpabilité. Or, pour moi, il y a trois mots qui sont synonymes: plaisir, innocence et celui qui les englobe tous deux, les exprimant l’un comme l’autre dans ce qu’ils ont de plus doux: amour”. L’innocence est ici le maître-mot qui est paradoxalement au centre de la pensée d’Emmanuelle.

5. E. Arsan, Toute Emmanuelle, Paris, Pierre Belfond, 1978, p. 165-166.

6. Ibid., p. 168.

7. Ce roman constitue une remarquable anthologie de tous les poncifs accumulés sur les années 60 et 70 par les libéraux des années 90. C’est d’ailleurs du film et non du livre d’E. Arsan que traite Houellebecq. “Les trentenaires enrichis des années 60 se retrouvèrent pour leur part pleinement dans Emmanuelle, sorti en 1974: proposant une occupation du temps, des lieux exotiques et des fantasmes, le film de Just Jaeckin était à lui seul, au sein d’une culture restée profondément judéo-chrétienne, un manifeste pour l’entrée dans la civilisation des loisirs” (Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 89).

8. “Entretien avec Emmanuelle Arsan”, Arcanes. Catalogue général hiver 1968-1969 Eric Losfeld, n°4, p. 2.

9. Ibid., p. 96.

10. Dans Emmanuelle, Mario rapporte à celle-ci l’événement que viennent de rapporter les journaux: “L’étoile est apparue, minuscule caillou d’acier lancé par l’homme comme d’une fronde au visage de l’univers. Et l’âge nouveau qui a commencé est à jamais le nôtre. Désormais, notre terre peut périr, et la chair de notre race: éternellement, un astre de plus, un astre fait de notre main, gravé de notre chiffre et prononçant des paroles de notre langue, tournera, ruinant de sa chanson la froide majesté des espaces infinis. O vous, étoiles Alpha, qui avez jalonné de votre veille notre conquête sans remords, notre goût de la vie allonge ses jambes nues sur vos plages de feu!” (Losfeld, 1968, p. 150). Le rapport entre cette étoile et la place d’Emmanuelle au sein du nouvel art d’aimer est clairement exposé à la page 214.

11. J.-P. Bouyxou, “Emmanuelle Arsan, l’auteur d’Emmanuelle vue par Pierre Molinier”, Stars System, n°7, 1975, p. 3.

12. Dans une lettre de 1989 à Jean-Paul Grosse, E. Arsan écrit: “En somme, ne me plaisent que les ‘héros positifs’, comme on disait au temps de la critique prolétarienne. Cela a d’ailleurs été ma réponse à ceux qui m’ont reproché de ne mettre en scène que des gens beaux, tendres, intelligents, tolérants, etc. Les nuls et les affreux sont suffisamment nombreux dans la littérature et la vie pour que je ne me sois pas crue obligée d’en rajouter d’imaginaires” (Bonheur, Le Revest-les-Eaux, Les Cahiers de l’Egaré, 1993, p. 55)

13. Emmanuelle, p. 135.

14. Voir Emmanuelle (1968), p. 97 et (1988), p. 85-86.

15. En 1971, paraît sous le pseudonyme de Bee van Kleef (indiqué discrétement dans le colophon et non pas sur la couverture ou la page de titre) ce qui semble être une suite des aventures d’Emmanuelle, Emmanuelle à Rome (Paris, Eureditions), mais qui est en fait la première version de Chargée de mission, roman qui paraîtra vingt ans plus tard, cette fois sous le nom d’E. Arsan (une seconde édition d’Emmanuelle à Rome, toujours anonyme, paraîtra en 1979, à Toulouse). Emmanuelle y sera devenue Lia et Jean, Pierre-Alain. L’auteur y évoque la situation politique du Siam (les troubles que le pays connaît et la question de la drogue) à laquelle d’ailleurs Jean, l’époux d’Emmanuelle, est mêlé. E. Arsan souligna cependant dès 1968 que son récit est intemporel: “Emmanuelle ne décrit pas la vie actuelle de Bangkok. certains détails relatifs à l’avion du premier chapitre sont là pour faire comprendre que l’histoire se passe dans l’avenir. Aussi bien, Bangkok aurait pu être remplacée par Paris ou par Rome, sans que le récit en soit substantiellement modifié. Même la géographie de la ville et de la campagne décrite est imaginaire, comme l’auront sûrement noté ceux qui connaissent cette région. Pourquoi? Justement, pour souligner que la ‘morale’ de ce livre est bonne pour tous les hommes, n’est pas celle d’un peuple ou d’un pays particulier” (Arcanes. Catalogue général E. Losfeld, hiver 1968-1969, p. 2).

16. Emmanuelle (1988), p. 157.

17. Ibid., p. 153.

18. Sur ces textes de loi et leurs conséquences, voir Yves Prémion et Bernard Joubert, Images interdites, Paris, Syros-Alternatives, 1989.

19. “Entretien avec Emmanuelle Arsan”, Arcanes. Catalogue général Eric Losfeld, hiver 1968-1969, p. 3. Ce n’est qu’en octobre 2000 qu’Emmanuelle paraîtra en France sous sa forme réelle, en un seul volume, aux éditions Pocket. Les Anglais nous avaient devancés sur ce point en publiant en 1980, sous le titre The Best of Emmanuelle, la traduction des deux tomes d’Emmanuelle et de L’Anti-vierge.

20. J’ai écrit à l’auteur pour en avoir confirmation. Il m’a aimablement précisé: “...Je n’ai donc pas fait, même à titre posthume, grief à Eric Losfeld d’avoir tiré de son imagination ses amusants Mémoires. S’il a daté de 1956 la première édition (sans nom d’auteur) d’”Emmanuelle”, c’est sans doute parce que l’exactitude en toute chose l’ennuyait. En réalité, cette première édition (qu’il se plaisait à appeler clandestine) remonte à 1959. L’”Anti-vierge” a paru l’année suivante” (Lettre inédite à Tanguy L’Aminot, 19 mai 2000).

21. Eric Losfeld, Endetté comme une mule, ou la passion d’éditer, Paris, Belfond, 1979, p. 162.

22. Pieyre de Mandiargues cité dans la préface d’E. Arsan, Emmanuelle, Paris, Pocket, La Musardine, 2000, p. 9-10. C’est en 1957 que Paraît L’Erotisme de Georges Bataille.

23. E. Losfeld, op. cit., p. 165. La grande presse rendait d’ailleurs compte de cette agressivité du pouvoir envers cet éditeur. En 1973, Paris Match, dans son numéro 1222, procurait une photo assez sexy d’ Emmanuelle Arsan pour illustrer un article intitulé: “Sa belle Emmanuelle a fait des jaloux. L’offensive de la pudeur fait une victime de plus”.

24. Toute Emmanuelle, p. 173.

25. Voir notamment les photographies d’ Emmanuelle Arsan faites par Léonard de Raemy et publiées dans Lui, n° 143, décembre 1975, p. 54-57. A quoi il faut ajouter celles de Pierre Molinier.

26. Positif, , juin 1968, n°96: Lexique de l’érotisme au cinéma, p. 4.

27. E. Arsan, L’Anti-vierge, Paris, E. Losfeld, 1968, p. 211. Cette indication de l’auteur est d’autant plus frappante que le récit du bal costumé dans la première version du roman, en 1959, est tout à fait différente: les hommes présents, écrit E. Arsan, “se trompaient piteusement, appelaient Mara Laure, Ariane Maïté, Daphné Myriam, Djamila Malini et, s’il leur arrivait de donner, même à Nil — ou à Emmanuelle, à Inge, à Marayât — leurs propres noms, c’était par hasard et ils n’en savaient rien” (1959, p. 248).

28. Théo Lésoualc’h, Marayat, Paris, Denoël, 1973, 157 p.

29. E. Arsan, “Marayat, ou la copulation et le miroir” dans L’Hypothèse d’Eros, Paris, Filipacchi, 1974, p. 277-280.

30. Lettre à T. L’Aminot citée.

31. J.-J. Pauvert, “La Petite Meaulnesse” dans E. Arsan, Emmanuelle. Première version intégrale, P., R. Laffont/J.-J. Pauvert, 1988, p. 231.

32. E. Arsan, Mon “Emmanuelle”, leur pape et mon Eros, Paris, Christian Bourgois, 1974, p. 42.

33 . Ibid., p. 93.

34. E. Arsan, Laure, Paris, Pierre Belfond, 1976, p. 84.

35. Voir notamment l’article Hervé Guibert, “Dernière victime de la censure, le film tiré du roman Emmanuelle”, Combat, 14 mai 1974. Le film fut également interdit en Allemagne, Grèce, Turquie, dans les cantons de Genève et Lausanne et plusieurs villes d’Italie. parmi les perles publiées dans la presse hostile au film, citons ce passage de La Libre Belgique: “Il faut que notre époque ait l’âme bien basse pour rendre accessible à n’importe quel adulte payant les plus dégradants spectacles entrés aujourd’hui dans les mœurs au même titre que la télévision, le tiercé et la pêche sous-marine... A proscrire” (8 août 1974).

36. E. Arsan, “Mon “Emmanuelle”, leur pape et mon Eros, p. 17.

37. Le Monde publiait un encart publicitaire avec ce texte: “Sans précédent. En 14 semaines, à Paris: plus de 1.000.000 de spectateurs. En province, Plus de 2.000.000 de spectateurs”. A Metz où j’habitais alors, un journal notait: “8 semaines à l’affiche de l’Eden à Metz et... 40.000 entrées”.

38. Ibid., p. 14.

39. “La mode officielle offre aujourd’hui l’alternative du sadisme de nostalgie (type Portier de nuit) ou de salon (genre Histoire d’O). Dans ces spectacles utiles, la femme battue, la femme aux liens, la femme percée est montrée contente de sa condition marquée, de sa nature de trou. L’homme évolué, le mâle de culture l’y rappelle à son animalité domestique, à sa différence. Et depuis quand les civilisés aiment-ils ce qui est différent d’eux?”, écrit de manière ironique et grinçante E. Arsan (Toute Emmanuelle, p. 165) quand elle donne comme illustrations de la guerre et du racisme sexuel les exemples des films de Liliana Cavani (1973) et Just Jaeckin (1975).

40. A l’étranger, le livre a paru en poche dès 1968.

41. E. Arsan, “Corps à cœur”, Emmanuelle, n°2, novembre 1974, p. 28.

42. Seul le texte d’Emmanuelle sera revu par l’auteur en 1988. Celui de L’Anti-vierge est à ce jour le même qu’en 1968.

43. Emmanuelle, 1988, p. 163.

44. Jean Freustié, assez hostile au roman dans plusieurs articles, exprime ce dédain quand il écrit dans le Dictionnaire des œuvres érotiques (Paris, Mercure de France, 1971, p. 160): “Emmanuelle Arsan, n’ayant pu établir son style propre, se trouve pour finir l’auteur d’une œuvre baroque, dont la sincérité, un goût vif pour le sexe, une certaine gentillesse à l’égard d’autrui qui somme toute va de soi, sont les qualités principales”.

45. E. Arsan, Mon “Emmanuelle”, leur pape et mon Eros, p. 95.