Érotisme féminin et anormalité

CORINNE HÉNAULT







La littérature érotique a longtemps été le domaine réservé des hommes et a reflété des préoccupations masculines (Sade, André Pieyre de Mandiargues, Pierre Louÿs, Georges Bataille étant quelques-unes des figures de proue que l’on pourrait citer en illustration dans ce domaine). Dans le quatrième et dernier volume de son Anthologie historique des lectures érotiques (1945–1985), Jean-Jacques Pauvert évoque en introduction l’impact de deux livres clés dans le domaine de l’érotisme: Histoire d’O en 1954 par Pauline Réage et Emmanuelle, d’Emmanuelle Arsan, en 1959. Depuis ces ouvrages, la vague de littérature érotique féminine n’a cessé de s’accroître, notamment au travers des écrits de Régine Deforges (Contes pervers, Lola et quelques autres, L’Orage), Nelly Kaplan (Le Réservoir des sens, Mémoires d’une liseuse de draps) ou Françoise Rey (La Femme de papier, Nuits d’encre, La Peur du noir). Les années 90 virent le développement de la carrière d’Alina Reyes (Le Boucher, Derrière la porte) ainsi que la publication des œuvres de Faty (Mémoires d’une fouetteuse) ou encore de Vanessa Duriès (Le Lien). Nombreuses d’entre elles ont d’ailleurs été publiées par Jean-Jacques Pauvert. Une journaliste écrivit en mars dernier dans un hebdomadaire français:
Hormis quelques tentatives isolées [...] il aura fallu attendre la fin du vingtième siècle pour que les femmes osent les variations sexuelles. Trente ans après mai 1968 et dix ans après le refroidissement des années sida, le sexe, le désir, la quête du plaisir et l’ivresse de la conquête ne sont plus des thèmes exclusivement masculins.
Le Nouvel Observateur titrait quant à lui en août 1997 ‘Le sexe, ce héros […] la rentrée sera chaude’ en guise de présentation des nouveautés (parmi lesquelles Florence Dugas, Claire Xeniden ou Catherine Cusset). Le climat de publication semble donc très favorable:
on réédite des ouvrages censurés devenus introuvables; c’est le cas par exemple de Mémoires d’une liseuse de draps de Belen, republié en 1998 sous le titre d’Un Manteau de fou rire, signé cette fois de Nelly Kaplan — l’auteur abandonnant au passage son pseudonyme d’antan. Le réarmement moral qui s’est amorcé en France à partir de 1947 toucherait-il à sa fin? La littérature érotique féminine a-t-elle cessé d’être marginale? Est-elle entrée dans la norme?
Si une certaine liberté de publication est atteinte, cette littérature génère toujours des discussions animées. Pauvert lui-même soupçonne un excès d’intérêt envers le succès commercial.2 Le magazine Lire dénonçait la morosité de la rentrée littéraire évoquée précédemment en parlant de ‘Sexe et panne d’inspiration’.3 Toutefois, si l’on se questionne à l’heure actuelle sur la qualité et le mobile de ces ouvrages, il faut rappeler qu’Emmanuelle et Histoire d’O n’ont pas échappé aux mêmes critiques en leur temps. Christine Brécourt Villars rappelle dans son Anthologie:
Si le bât blesse, quand on aborde ce domaine réputé marginal, c’est qu’une réflexion sur la littérature érotique passe par une réflexion sur la sexualité [...]. Cette littérature cristallise des réactions incontrôlables, ou difficilement réductibles parce qu’elle apparaît de fait, comme emblématique d’un certain discours sexuel.4
L’écriture érotique qui est censurée renvoie en effet à l’existence d’une norme en matière de sexualité et à une acceptation publique de son expression. L’inacceptable, le dangereux, le pathologique, l’anormal se voient souvent interdits et condamnés aux enfers des bibliothèques. Or, l’évolution de la norme sociale en matière de sexualité, notamment de sexualité féminine, semble évoluer parallèlement à l’histoire de la censure.

C’est ainsi qu’Emmanuelle parut clandestinement en 1959, ne sortant de l’ombre qu’en 1967, profitant d’une vague de libéralisme pour être enfin accepté et accessible au grand public. Après 1968, une levée de tabous et d’interdits s’opéra en effet en France. Parmi les éléments de cette libération, Pauvert cite:

L’éducation sexuelle et la sexologie, la libération des femmes, la pornographie, les seins nus sur les plages, les déviations sexuelles, la libre conception, l’avortement, la mini-jupe.5
Célébré pour ‘apporter un souffle nouveau avec un optimisme glorieux, populaire et une opposition notable aux idées de Bataille’6 (pour reprendre un commentaire de Mandiargues), Emmanuelle réussit à charmer le public en son heure. Ironiquement, alors que le lectorat l’acceptait avec engouement, ce même public fut littéralement anéanti en 1975, par la sortie d’Histoire d’O, 21 ans après sa première parution. ‘Le choc d’Histoire d’O’ fit la une de plusieurs numéros de L’Express, 7 avec publication de quelques extraits du roman, entretien entre Régine Deforges et l’auteur (qui désirait absolument garder l’anonymat) et rubriques courrier des lecteurs à rebondissement. La polémique s’enclencha et l’on attribua le roman à un homme (Bataille et Mandiargues furent d’ailleurs fréquemment cités). Dans son fameux article intitulé ‘La coupe est pleine’ (1975), Michel Droit s’écriait:
Comment une femme aurait-elle pu d’ailleurs écrire ce livre bien stylé mais pourri de mépris pour la femme et accablant d’ennui, œuvre évidente d’un vieillard lettré et libidineux.8

Une fois les foudres de la censure levées, Histoire d’O continua à causer de nombreux débats. On se questionna sur l’identité et les motivations de l’auteur — Dominique Aury — jusqu’à la mort de cette dernière en avril 1998. S’agissait-il d’un faux, n’était-ce pas un exemple d’écriture érotique masculine? Glorifiait-on un comportement masochiste anormal? Une femme censée pouvait-elle être à l’origine de l’expression d’un tel fantasme? Au cœur de ces questions viennent ainsi s’inscrire la notion de normalité, aussi bien en ce qui concerne le sujet, à savoir la sexualité féminine, mais aussi en ce qui concerne la forme de son expression, c’est-à-dire l’écriture.

Les femmes, auteurs ou éditrices avancent dans un domaine longtemps réservé aux hommes mais aussi méconnu du grand public. Sade obséda par exemple des générations entières qui n’eurent même pas accès à son œuvre (jusqu’en 1947 ces ouvrages majeurs furent condamnés, poursuivis ou détruits). Historiquement, les femmes ont elles aussi déclenché la foudre des censeurs. A la tête de L’Or du Temps, Régine Deforges, fut contrainte de fermer sa maison d’édition en 1972, croulant sous les amendes systématiques et les condamnations répétées. Et tandis que de nombreuses femmes auteurs périssaient sous le sceau de la triple interdiction9 (Belen mentionnée précédemment, Gabrielle Witkop avec Le Nécrophile en 1972, ou Nicole Bley avec La Panthère bleue en 1971), d’autres comme Gérard de Villiers n’avaient guère de problèmes. Le désormais célèbre auteur des SAS connut un succès immédiat;10 la série est d’ailleurs publiée chez Plon, l’éditeur des mémoires du général de Gaulle.

La définition de la norme en matière de sexualité, qui passe par le discours légal et juridique au travers de la voix des censeurs et des juges, semble donc beaucoup varier selon que l’on soit homme ou femme.

Il convient également de rappeler que le discours sociologique et médical a énormément évolué depuis les années 50 en matière de sexualité féminine. Le Rapport Hite (1976) en témoigne d’ailleurs clairement, prônant entre autre l’auto-érotisme féminin. Ce qui était défini comme pathologique (voir Freud en ce qui concerne le masochisme) ou honteux il y a 50 ans est maintenant revendiqué au nom de l’évolution et la liberté sexuelle.

Dans Histoire d’O, l’héroïne semble être amenée au masochisme, la sexualité à laquelle elle se plie correspond au choix de ses maîtres. Elle accepte le viol ou le fer rouge mais considère le spectacle de sa masturbation publique comme la pire outrance. Dans Le Lien, de Vanessa Duriès (datant de 1993), Leika revendique elle pleinement sa condition de masochiste. Elle n’y est pas menée malgré elle, elle explore sciemment ses limites et assume son plaisir. La manière dont les héroïnes pensent leur corps et vivent leur sexualité a énormément évolué. L’éditeur Frank Spengler déclara au sujet des auteurs érotiques:

Les femmes de 40–50 ans racontent des histoires de perte de contrôle de soi, de folie des sens, des histoires à 3 ou sado-maso. En revanche, les filles de 30 ans écrivent presque toutes des histoires où elles prennent le pouvoir dans la relation sexuelle.11
Ainsi, Régine Deforges donne souvent une dimension masochiste inavouée à ses héroïnes érotiques. Dans L’Orage, Marie est mariée très jeune à un époux autoritaire. Dans d’autres récits, les jeunes femmes sont enlevées et séquestrées (Le Milan noir), violées (L’Orage, ‘Les amants de la Forêt-Noire’), contraintes à se prostituer pour payer leurs dettes (‘Made in Hong-Kong’) ou envoûtées (‘Le passage du cyclone’),12 avant de se laisser aller à un délire érotique. L’héroïne de La Femme de papier, de Françoise Rey, se plie elle aussi aux volontés de son amant.

Nancy Friday, sociologue américaine, a longuement étudié ces phénomènes classiques du fantasme féminin dans l’étude duquel elle s’est spécialisée (tels le viol, la soumission, la violence). Elle en a conclu que les femmes ont intégré à leurs fantasmes les principes de la société patriarcale. Pour dépasser ce concept de passivité féminine, Friday reconnaît la nécessité absolue de briser les tabous attribués à la sexualité et au corps féminin. Alina Reyes adopta d’ailleurs cette démarche dans son ouvrage intitulé Corps de femmes regroupant des textes consacrés au sang, aux âges de la vie, aux odeurs incorrectes, aux fantasmes récupérés par la société médiatique. L’évolution de la norme sexuelle passerait-elle donc par l’expression de l’anormalité, par la formulation d’un tabou qui se doit d’être transgressé avant d’être dépassé?

Le discours politique et idéologique essaie lui aussi de fixer une norme en matière de sexualité. Dans Feminism, Moralism and Pornography, Ellen Willis déclare:
The generally accepted argument is that ‘erotica’ (whose etymological root is ‘eros’ or sexual love) expresses an integrated sexuality based on mutual affection and desire between equals; pornography (which comes from another Greek root ‘porne’ meaning prostitute), reflects a dehumanised sexuality based on male domination and exploitation of women.13

Andrea Dworkin et Susan Griffith, toutes deux féministes radicales très attachées à ce débat, ne manquent pas de rappeler que la pornographie est nécessairement vicieuse en nature et en effets. Toutefois, refuser aux femmes la possibilité de s’exprimer sur ce thème ne ferait-il pas que confirmer une tradition patriarcale bien installée? Audrey Lorde écrit: ‘Women’s eroticism is thus not only a profoundly creative force but self-affirming and assertively female in the face of a racist patriarchal and anti-erotic society.’14 De plus, comme le revendique les groupes féministes pro-pornographie (tels ‘The feminists against censorship’), le fait d’opposer érotica à pornographie crée une distinction entre les différentes formes de sexualité. Quel type de sexualité féminine est donc acceptable ou inacceptable?

Au même titre, est-il nécessaire de parler d’érotisme vengeur si l’on se trouve face à l’expression d’un désir sadique féminin (c’est par exemple le cas dans L’Évangile d’Eros, de Florence Dugas). Le sadisme victorieux de Bataille n’est-il envisageable qu’au masculin? La norme sadique s’inscrit-elle d’ailleurs nécessairement au masculin? L’expression de la norme féminine doit-elle passer par le filtre du modèle masculin?

Définir ce qu’est la norme en matière de sexualité féminine semble donc être un exercice fort délicat et il apparaît que les discours juridiques, médicaux et théoriques ne convergent pas vers une seule et même réponse. Après avoir tenté de trouver une définition pour cette norme en matière de sexualité féminine, on pourrait se demander s’il existe une norme pour la voix, l’écriture érotique. A un niveau thématique, le code érotique repose généralement sur la transgression du tabou (bisexualité, sadisme ou masochisme, pluralisme, zoophilie, fétichisme, travestisme). Pourrait-on toutefois parler de spécificité féminine en matière d’écriture?

Servant le même dessein que celui recherché par des féministes comme Hélène Cixous, il s’avère que les auteurs érotiques mentionnées ont souvent des particularités linguistiques fort semblables. Nombreuses sont en effet celles qui renversent la langue de la norme, langue patriarcale si bien décrite par Marina Yaguello dans Les Mots et les femmes. Dans son chapitre intitulé La Langue du mépris, Marina Yaguello explique la manière dont le langage courant (que je qualifierai donc de norme linguistique), inscrit de façon inhérente les principes de la société patriarcale. Yaguello démontre notamment que tous les qualificatifs féminins peuvent prendre un sens défavorable, ou encore que tout mot ayant pour référent l’objet féminin peut servir à désigner une prostituée. La femme est ainsi souvent comparée à un objet (une machine, un gibier d’amour), elle est dépravée ou laide (salope, garce, souillon, traînée). On la compare fréquemment à un animal (vache, biche, souris, cochonne) ou à de la nourriture. Son sexe est décrit comme sale, passif et les manifestations corporelles féminines (vieillesse, grossesse, règles) sont exprimées très négativement. Marina Yaguello déclare:
Le sexe de la femme se réduit à un con, c’est-à-dire [...] selon Miller, à rien. Sa spécificité, sa diversité est niée. Du même coup, c’est la sexualité féminine qui est niée [...]. Cette carence du langage est une véritable castration qui empêche et qui interdit à la femme, non seulement de connaître clairement sa propre sexualité, mais de la vivre et de l’assumer. Et les conséquences sont bien plus considérables encore dans la mesure où la sexualité — et la sexualité masculine — constitue la métaphore fondamentale à travers laquelle nous imaginons et nous représentons toute réalité-psychique: mentale, affective, libidinale.15

Les auteurs érotiques comme Françoise Rey renversent ces représentations classiques véhiculées par le langage et récrivent par ce biais le corps et le plaisir féminin. Dans La Femme de papier, le sexe féminin est glorieusement rouge. Magnifié, comparé à une fleur, le rouge couleur de sang n’y est plus l’objet de honte ancestral, preuve d’un saignement menstruel gênant:

Tu me fis un sexe tout rouge, peignant à grands coups de ton pinceau sanglant [...]. Il me semblait que mon sexe s’ouvrait, s’épanouissait lentement, très lentement, comme ces fleurs qu’on voit presque éclater à l’œil nu, pétale après pétale.16 Il y a une fontaine en mon Eden, un ruisseau de lait et de miel qui me mouille partout, fait briller la groseille de mon clitoris, nacre mon abricot, arrose plus bas cet œillet sombre et gourmand que mon amant s’amuse à meurtrir, à rassasier et à affamer alternativement. 17

Le sexe féminin n’est donc plus cette antre honteuse, visqueuse et passive décrite par Simone de Beauvoir:

Le sexe féminin est mystérieux pour la femme elle-même, caché, tourmenté, muqueux, humide: il saigne chaque mois, il est parfois souillé d’humeur, il a une vie secrète et dangereuse. C’est en grande partie parce que la femme ne se reconnaît pas en lui qu’elle n’en reconnaît pas comme sien les désirs […]. Elle est succion, ventouse, humeuse, elle est poix et glu, un appel immobile, insinuant et visqueux.18

De Pauline Réage à Régine Deforges, grâce à celles que l’on nomme tantôt ‘les prêtresses du sexe’ tantôt ‘les viandeuses’, les écrits érotiques féminins s’inscrivent véritablement au cœur d’un débat permanent: débat littéraire, idéologique, politique et linguistique. Régine Deforges a défini la bonne littérature érotique comme celle qui éveille en son lecteur un plaisir à la fois physique et intellectuel. Il semblerait que cette même littérature ait également un rôle considérable quant à la définition de la norme, représentant tabous et limites mais aussi transgression et évolution.

CORINNE HÉNAULT UNIVERSITY OF NOTTINGHAM